L'Abandon
Rédigé par Laurent Maronneau / 13 avril 2022
Hommage à Jean-Luc Nancy, le professeur et l'ami.
A Jean-Luc, où que tu sois
Si l’abandon est ouverture, comme le dit Jean-Luc Nancy, et je tiens au présent, malgré son décès, son abandon, car le texte1 est toujours présent et au travers de lui, son auteur : présence de l’abandon, présence de l’absence ; or donc, si l’abandon est ouverture, c’est donc une forme de déchirement. Cette ouverture infinie, ou sur l’infini est absence, une absence déchirante, une perte de sens. Dans cette ouverture d’un infini, le sens disparaît devant la multiplicité, l’infinité des interprétations de l’être. C’est un déchirement entre présence et absence, entre souvenir et vie quotidienne. Ce déchirement n’a pas de sens, il reste ouvert, dans l’impossible réconciliation du divin et de l’humain, dans l’infini de l’abandon. C’est une perte qui pose celui ou celle qui subit cet abandon dans une localité sans lieu. Il est là, abandonné, dans un lieu indicible. Le il est celui, non pas du masculin ni du neutre, mais de l’ensemble de ceux qui ont été abandonnés. C’est de cet abandon qu’il ou elle doit faire florès. C’est par cet abandon, ci ce n’est en son sein, qu’il doit continuer à être, là, ou plutôt, ici-même. Ici, sans lieu. Etre abandonné c’est être jeté au monde sans destination, sans lieu. L’orientation reste à être trouvée, le chemin à être parcouru, si ce n’est à faire, à tailler dans l’épaisse forêt qui nous entoure. L’abandon nous laisse dés-orientés, il nous livre à nous-mêmes.
L’oubli peut alors devenir désirable. Car l’oubli de l’être s’ouvre sur un possible oubli de l’abandon lui-même. Oublier l’abandon n’est pas pour autant une panacée. Oublier l’abandon, c’est avoir oublié l’être. C’est être l’oubli même. C’est un gouffre, un abîme sans fond. A cet oubli, il y a pourtant une résistance, celle de l’affirmation du je de l’être : je suis ou il est : l’être. Cette affirmation n’est pas un nous, mais elle est nécessaire à l’expression du nous. Nous, collection de je, sommes abandonnés par celui ou celle qui disparaît, qui part. Mais cet abandon renvoie à l’ici de l’homme, c’est un impératif catégorique : c’est le je qui est abandonné et affirme un je suis, je suis encore là, ou plutôt, ici. Affirmation d’une localité qui est un je, d’un être qui est ici-même abandonné, en face de l’abîme. Abîmé, si l’on peut dire, dans sa contemplation. L’être abandonné est dans une localisation, un « il y a » qui n’est ni localité, ni lieu. Cet « il y a » est à un lieu, un lieu indicible, celui de l’être abandonné. Il y a cet abîme, ce vide.
L’abandon est sans retour, sans recours, tout comme l’est l’amour. Cette proximité peut se ressentir dans la foi. L’amour de l’être, fut-il suprême, est un abandon de soi en lui. Entre l’abandon que l’être qui nous laisse fait peser sur nous et l’abandon que nous consentons en aimant, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier : c’est une quasi-identité. Il n’y a que la posture qui est différente : subie d’un côté, offerte de l’autre. Fermeture impossible d’un côté, ouverture impossible de l’autre. L’amour est comme un abandon désiré qui vient nous éloigner de nous-mêmes, alors que l’abandon de l’autre nous éloigne de lui et referme l’être sur lui-même. Et même abandonné par l’être, il reste quelque chose à aimer. L’être est parti, mais il en reste encore le souvenir, l’écho, l’impression. Il s’est imprimé en nous, comme la presse permet à l’encre d’imprégner le papier. Il y a une trace et c’est cette trace qu’il s’agit de sentir, de chérir, de préserver, de transmettre.
Septembre 2021
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1 Publié en 1981 dans la revue Argiles, puis en 1983 chez Flammarion.