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Où il est question de nous, terriens, face au semblant de monde qu'on nous a légué et qu'on nous fait

L’islamo-gauchisme n’est pas ce que vous croyez

Rédigé par Laurent Maronneau / 06 mars 2021

Un des sujets du moment est l’islamo-gauchisme. Il est assez effarant de voir les autorités, dont on ne peut pas soupçonner l’ignorance, tenter d’insulter une partie de la gauche en la qualifiant d’islamo-gauchiste. Puisque nos doctes dirigeants sont bien informés (sinon, comment pourraient-ils gouverner correctement ?), il est nécessaire de penser que c’est une manœuvre volontaire pour discréditer leurs quasi-seuls opposants (puisque la droite et l’extrême-droite sont globalement satisfaites de la politique menée, même si pour continuer à exister, ils cherchent toujours des points d’opposition de plus en plus virtuels).

 

L’islamo-gauchisme, qui trouve place dans la bouche de Marine Le Pen, comme dans celle de Manuel Valls ou plus récemment, d’Emmanuel Macron et de Frédérique Vidal, serait une alliance entre les révolutionnaires de gauche et les islamistes. Le rapprochement se ferait sous le signe de la révolution. Et si, dans les années 70-80, il y a eu des groupes de l’ultra-gauche qui se sont associés avec des révolutionnaires proche-orientaux (notamment, au Liban), la lutte se plaçait alors sous le signe de l’émancipation d’un adversaire géant et tentaculaire : l’impérialisme américain (en Europe, comme au Proche-Orient). On ne parlait pas alors de religion, même ci certains attaquaient des Israéliens au Liban ou des juifs français à Paris. Il n’était pas question de judéophobie, mais de lutte politique contre Israël (en assassinant pour partie des personnes sans lien avec la politique de cet Etat), soutenu par les USA. Excluons donc ces mouvements révolutionnaires de l’islamo-gauchisme. Le rapprochement n’a aucun sens. Ils étaient anti-impérialistes et/ou marxistes-léninistes.

 

C’est plus tard, dans les années 90, que nous avons vu apparaître en Europe le Djihadisme (dans sa forme armée qui avait déjà plus d’une décennie, depuis au moins la Révolution iranienne en 78). Dans ce cas, il est bien question de lutte armée au nom d’une religion (même si elle est instrumentalisée et dénaturée par les organisateurs de ces mouvements islamistes). Il est possible de reprocher à ces groupes armés la même chose qu’aux précédents : tuer pour faire valoir leurs idéaux (mais n'est-ce pas ce que font également les pays occidentaux ?). Ces idéaux autorisent-ils la lutte armée, autorisent-ils à tuer d’autres êtres humains ? C’est une question sans réponse objective. Si l’on place au-dessus de toute valeur la vie humaine, on condamnera ces actes. Il en va de même si on se sent menacé dans ses croyances (politiques, religieuses ou économiques) par un groupe armé ou un Etat, la condamnation sera identique. D’une manière générale, ce qui menace notre mode de vie ou notre vie est condamné et combattu. A tire d’exemple, Israël exproprie des Palestiniens de leur terre, les obligeant à quitter leurs maisons et partir en exil dans l’un des nombreux camps de réfugiés ou à l’étranger. Devant tant d’inhumanité, on a l’impression que le peuple d’Israël, en tant que collectif, n’a pas appris de la catastrophe que les juifs ont subit durant la Seconde Guerre Mondiale (l’extermination, mais aussi l’expropriation et l’exil). Ils s’évertuent à reproduire les schémas mentaux de leurs tortionnaires. Ils affirment être le peuple élu et écartent ceux qu’ils considèrent comme des sous-hommes, ceux qui les empêchent d’assurer leur hégémonie sur une terre qu’ils ont volée. La réaction des pays musulmans ne s’est pas fait attendre après la guerre de 48 : ils ont chassé ou persécuté, ou parfois simplement incité leurs ressortissants de confession juive à quitter leur territoire.

 

Revenons aux années 90, durant lesquelles Chris Harman écrit The prophet and the proletariat. Ce militant trotskiste a longtemps été l’un des dirigeants du Socialist Workers Party. Dans ce texte, il examine les points possibles de rapprochement entre le mouvement, pour le dire rapidement, de la gauche antilibérale et anticapitaliste et l’islamisme en tant que mouvement d’émancipation des classes dominantes occidentales (ou à la botte des Occidentaux). Contrairement à ce qu’on veut nous faire croire, Harman ne valorise pas l’islamisme. Il en dénonce au contraire les aspects rétrogrades. Il rappelle qu’en Algérie, le FIS a été comparé au Front National tant en termes d’idéologie que d’actions politiques. Si l’intégrisme est une reprise du comportement des grands-parents ou des ancêtres proches, et le fondamentalisme un rejet du monde moderne associé à un retour au texte des écritures, l’islamisme est décrit comme un étrange alliage entre la volonté de faire revivre le mythe de l’Islam des origines, l’Islam pur (c’est son côté rétrograde), tout en embrassant le monde moderne avec sa science et ses technologies.

 

Pour comprendre de quoi il nous parle, il faut aller chercher dans ce que Chris Harman nomme le caractère de classe de l’islamisme moderne. Derrière la confusion entre islamisme et traditionalisme, il y aurait donc un réel intérêt de classe. Il est tout à fait exact que ce sont les actions des pays occidentaux colonisateurs qui ont traumatisé les peuples musulmans alors présents dans les territoires annexés ou arraisonnés par les puissances capitalistes et impérialistes, principalement au cours du XIXe siècle. Les chocs militaire, politique, économique et culturel imposés à ces peuples, dont la plupart des Etats actuels ont été créés par les puissances coloniales, furent dévastateurs et n’ont pu que provoquer une réaction : crispation sur des valeurs traditionnelles, mais aussi religieuses, les deux se confondant parfois (par exemple, la burka n’est pas un vêtement conforme à la religion musulmane, mais un vêtement traditionnel Afghan). Ce repli identitaire n’est pas le fait de la majorité des colonisés, mais il se manifeste dans une minorité très active. En parallèle, les idéaux occidentaux ont également un impact et transforment les sociétés concernées sur les plans politique et économique. Cette influence va jusqu’à importer dans ces pays les idéaux marxistes-léninistes ou communistes libertaires. L’islamisme (par exemple, celui des Frères Musulmans en Egypte) entre donc très souvent en contradiction avec les modes de vie des populations concernées, car elles ont pour partie intégré des modes de pensée occidentaux, plus profanes, ou sont restées dans leurs croyances traditionnelles, qui sont bien moins agressives et strictes que celles des nouveaux réactionnaires religieux. C’est parmi les populations en partie acculturées par l’impérialisme occidental et victimes du capitalisme transformant l’économie de leurs pays que se trouvent les contingents potentiels du prolétariat musulman, avec lesquels Harman souhaite tisser des liens politiques sur des bases trotskistes.

 

Chris Harman analyse également l’islam radical en tant que mouvement social. Il fait un parallèle entre l’islamisme et le fascisme en ce qu’ils recrutent dans les mêmes classes sociales : les cols blancs de classe moyenne et les étudiants, ainsi que les petits bourgeois commerçants. Mais si les classes sur lesquelles s’appuie l’islamisme sont les mêmes que celles qui permettent au fascisme de s’ancrer dans la société, il ne faut pas assimiler les deux mouvements idéologiques. En effet, les petits bourgeois sont également associés au jacobinisme, c’est-à-dire au nationalisme tiers-mondiste (maoïsme, stalinisme, péronisme). Si l’islamisme n’est pas un fascisme, c’est parce que contrairement à ce dernier, il ne se tourne pas directement contre les organisations ouvrières et ne se tourne pas vers le capitalisme comme solution aux problèmes économiques. De plus, les islamistes s’opposent souvent directement et les armes à la main aux forces de l’État, généralement jugé capitaliste ou impérialiste, ou encore au service des impérialistes. Ils reprennent souvent des slogans anti-capitalistes ou anti-impérialistes. Ce serait toutefois une erreur que de voir les islamistes comme des anti-capitalistes et « anti-Etat », car ils ne combattent pas uniquement les classes et Etats qui exploitent et dominent les masses populaires. Ils combattent également la séparation du religieux et du profane (secularism), agressent les femmes « immodestes », affrontent la gauche et bien souvent assassinent les minorités religieuses ou ethniques. Ils profitent en sus du recul des idéologies marxistes qui irriguaient la jeunesse et les étudiants musulmans.

 

Deux voies s’offrent à l’islamisme. Le réformisme prône un retour au Coran qui consiste en une réforme des valeurs de la société qui doit revenir à des pratiques religieuses, tout en laissant les structures de la société intactes. L’autre voie est révolutionnaire et consiste en un renversement de la société telle qu’elle est, dans le but d’en créer une nouvelle basée sur une vision spécifique du Coran et de la tradition musulmane, dont la mise en place est guidée par l’application d’une charia particulière (tentative de reconstituer l’oumma). Ces deux voies sont l’expression de la contradiction interne à l’islamisme. Soit il est tenté de réformer la société d’une manière relativement paisible (il y a tout de même des heurts et des assassinats d’opposants aux islamistes), soit il y a formation de groupes armés et les islamistes cherchent à changer l’Etat ou à purger la société de ce qu’ils nomment « impiété ». Le réformisme islamique correspond aux attentes de certains groupes sociaux importants : les propriétaires terriens traditionnels (paysannerie principalement), les commerçants, la nouvelle bourgeoisie islamique (comme les membres des Frères Musulmans qui ont fait fortune en Arabie Saoudite), et la partie de la classe moyenne qui profite d’une élévation sociale. Mais le réformisme ne satisfait pas les autres couches sociales imprégnées d’islamisme : les étudiants et ex-étudiants appauvris et les pauvres des villes. Pour ces dernières, la voie réformiste est vécue comme une compromission, voire une trahison.

 

Du point de vue révolutionnaire marxiste-léniniste ou communiste libertaire, l’islamisme ne permet pas la révolution, mais peut causer des troubles conséquents dans le fonctionnement d’un Etat (par exemple, en Egypte avec les Frères Musulmans ou en Algérie avec le FIS, puis le GIA). Ce que l’on appelle révolution n’est pas possible par ces méthodes, qu’elles soient réformistes ou armées. Il n’est pas possible d’engager une lutte des prolétaires (ou pauvres) contre les riches, puisque la plupart des islamismes prêchent le retour à l’oumma, qui réconcilie les riches et les pauvres, et ne cherche pas à exproprier les riches. Par exemple, le programme économique du FIS avançait qu’une alternative légitime au capitalisme Occidental est la constitution de petites entreprises dédiées aux besoins locaux. Ce programme n’est en rien différent de celui de nombreux partis conservateurs ou libéraux de droite dans monde. Ils affirmaient également que la lutte des classes n’existe pas dans l’Islam, car les textes sacrés n’en parlent pas. Ce que le patron doit faire, en accord avec le Coran, c’est traiter ses employés comme des frères (ce qui, économiquement, dans un système capitaliste, est une absurdité).

 

L’islamisme est en fait une utopie qui veut refonder la société musulmane sur le modèle de celle prétendument constituée par le Prophète et ses premiers successeurs, au VIIe siècle. L’impossibilité matérielle et historique de réaliser ce programme conduit à des mouvements violents causés par la frustration des utopistes se confrontant à la réalité. Leur idéologie vient se heurter au réel avec une force causant destruction et mort. Mais tout comme le socialiste ne peut pas blâmer le petit bourgeois pour les exactions du capitalisme international, il ne peut blâmer le petit bourgeois islamiste pour les horreurs de la Guerre du Golfe. Les socialistes ne peuvent pas, d’après Harman, se ranger du côté de l’Etat contre l’islamisme. Aller en ce sens revient à donner du poids au discours islamiste sur la gauche traitée d’infidèle et de profane (ou laïque, au sens usité par les islamistes, à savoir celui de la lutte contre l’Islam et la religion dans son ensemble). Se ranger du côté de l’Etat est une erreur qui permet à l’islamisme de croître. Toutefois, les socialistes ne peuvent pas non plus soutenir l’action des islamistes, car cela ne ferait qu’échanger une forme d’oppression contre une autre (celle de l’Etat contre celle des islamistes). Ce serait réagir à la violence de l’Etat en abandonnant la défense des minorités raciales (au sens sociologique) et religieuses, en abandonnant la défense des femmes, des homosexuels et lesbiennes (LGBTQ), pour comploter et trouver des bouc-émissaires au fait que l’exploitation capitaliste se poursuit tout en ayant pris des couleurs islamiques. Ce serait la fin des politiques socialistes indépendantes, basées sur les travailleurs rassemblant derrière eux les opprimés et exploités. Les islamistes ne sont donc pas les alliés des socialistes (au sens qu’a ce mot au XIXe siècle).

 

Le point important dans le discours de Harman, c’est qu’il n’est pas simpliste. Il analyse l’islamisme et y trouve un ennemi idéologique. Toutefois, il en comprend les contradictions. Et comme l’islamisme grandit au sein de larges groupes sociaux en se faisant passer pour progressiste, de nombreux individus attirés par cette forme radicale d’Islam peuvent être influencés par des socialistes. Les socialistes, qui prônent une complète indépendance politique vis-à-vis des islamismes, peuvent saisir l’opportunité de ramener des individus islamistes dans des luttes de gauche véritablement radicales :

 

« many of the individuals attracted to radical versions of Islamism can be influenced by socialists – provided socialists combine complete political independence from all forms of Islamism with a willingness to seize opportunities to draw individual Islamists into genuinely radical forms of struggle alongside them. »

 

Il est aisé de comprendre que c’est ce genre de pensée, simplifiée, qui va faire le lit de ce qui sera appelé islamo-gauchisme. Harman explique qu’il y a des possibilités de tirer un individu islamiste de son carcan idéologique pour l’amener à participer à des actions radicales aux côtés des socialistes qu’il méprise d’ordinaire. Il ne s’agit en rien d’une collusion ou d’un rapprochement idéologique, mais de permettre au militant de gauche d’utiliser les contradictions de tout islamiste (entre réformisme et lutte armée, tous deux sans issue concrète, puisque basés sur une utopie) dans le but de l’amener à lutter à ses côtés. De plus, ces considérations valent principalement pour les pays musulmans, bien que Harman parle de rapprochements ponctuels entre socialistes et islamistes en France et en Grande Bretagne, par exemple. Les situations qu’il décrit sont pourtant bien celles des pays musulmans ayant vu émerger l’islamisme : Iran, Egypte, Algérie, Soudan, Pakistan, Afghanistan. Il s’agit, pour les socialistes, de faire en sorte que les islamistes qu’ils approchent doutent de leurs allégeances envers leur idéologie et leurs organisations. Mais ce rapprochement n'est à tenter que s'il permet la constitution d’organisations indépendantes des islamistes et des Etats. En somme, ce que Harman propose, c’est qu’une alliance tactique et ponctuelle soit possible entre les socialistes et les islamistes, quand cela permet de lutter contre l’Etat ou le capital. Mais il ne s’agit pas d’un accord sur les idéologies ou les pratiques. Une part du travail des socialistes est d'ailleurs de remettre en cause l’idéologie islamiste. Non seulement sur le plan de leur relation aux femmes, mais aussi au sujet de leur vision de la société : faut-il attendre la charité en provenance du riche ou mettre à bas les relations de classes telles qu’elles sont ? Il s’agit de faire dévier les jeunes gens emportés par l’idéologie islamiste vers une perspective révolutionnaire socialiste indépendante.

 

Ce parcours dans le texte de Chris Harman permet de se rendre compte que l’usage qui est fait du terme islamo-gauchiste par les politiques et les médias, terme que Harman n’utilise pas, est largement fautif et ne correspond pas du tout au contexte qui a vu naître cette idée. Mais qu’attendre de personnes qui ne vivent que pour l’Etat ou le grand capital et les subsides dont ils les abreuvent ? C’est Pierre-André Taguieff, qui a forgé le mot d’islamo-gauchisme en France. Il en donne la définition suivante : « l’alliance militante de fait entre des milieux islamistes et des milieux d’extrême gauche, au nom de la cause palestinienne, érigée en nouvelle cause universelle ». Ajoutons qu’il déplore l’usage de plus en plus imprécis de cette expression. Toutefois, si Harman évoque un rapprochement entre islamistes et socialistes (à noter que le socialisme de Harman est nommé extrême gauche par Taguieff), il ne propose aucunement une alliance militante qui ne soit pas indépendante des milieux islamistes, puisqu’elle doit permettre de ramener vers le socialisme une partie des jeunes islamistes.

 

En tout état de cause, le mésusage de cette expression n’est pas près de se terminer, tant elle semble pratique pour insulter les forces de gauche, même celles qui ne se reconnaissent pas dans cette extrême gauche qu’est devenu le socialisme historique.