Eduquer de façon laïque à la morale - Lire Durkheim aujourd’hui
Rédigé par Laurent Maronneau / 24 mars 2022
Entre morale laïque et morale religieuse, Émile Durkheim s’appuie sur son considérable travail de recherche au sujet des faits et pratiques religieux, afin de proposer une façon d’aborder la morale laïque qui se distingue de l’enseignement de la morale religieuse. Ce faisant, il indique également les proximités entre ces deux formes morales en traçant un parallèle entre le prêtre et l’instituteur. La question de l’enseignement de la morale au sein de l’école publique devient alors centrale. Ce qui conduit à interroger l’usage que fait l’auteur de la notion de laïcité dans le contexte de l’école républicaine de la fin du XIXe siècle et du début du suivant. Entre religion et morale, la laïcité vient jouer un rôle modérateur.
Nous allons aborder la pensée de Durkheim en proposant une lecture interne de son texte. Cette lecture vise à rechercher ce qui, dans les écrits de notre auteur, distingue morale religieuse et morale laïque. Les citations et commentaires seront disposés en quatre parties traitant, en premier lieu, de la morale, puis de la religion et enfin, en deux temps, de la laïcité et de l’usage qui peut en être fait entre religion et morale. La parole sera laissée à Durkheim, pour que l’agencement de sa pensée puisse être exposé aussi clairement que possible.
Qu’entend-on par morale ?
En premier lieu, nous allons aborder la question de la morale telle que Durkheim la traite dans son œuvre. Dans l’article nommé « Détermination du fait moral », dans Sociologie et philosophie (1906, p. 4 édition UQAC) Durkheim écrit ceci :
« Toute morale se présente à nous comme un système de règles de conduite. Mais toutes les techniques sont également régies par des maximes qui prescrivent à l'agent comment il doit se conduire dans des circonstances déterminées. Qu'est-ce donc qui différencie les règles morales des autres ? »
Dans ce texte, résumons l’argument, Durkheim dit que d’une part les règles morales commandent, car elles sont investies d’une autorité spéciale : elles obligent. La notion de devoir qui sera décrite par Durkheim est très proche de celle de Kant. C’est une contrainte catégorique imposée par une loi morale externe à l’agent, celui qui agit, l’acteur. L’on se conforme à une règle morale par devoir : elle nous agit.
Notre auteur va pourtant s’éloigner de Kant en affirmant que le devoir n’épuise par toute la morale. Cela signifie que nous n’accomplissons pas un acte moral uniquement parce que la morale nous commande de le faire, mais également parce que nous désirons l’accomplir. Et ce qui caractérise ce désir est la visée du Bien (reprise de l’argument platonicien). Nous voulons faire le Bien, par conséquent nous désirons agir conformément à notre morale. Ce désirable est le Bien. Celui que l’ont peut désirer en conscience, ou celui qui nous est indiqué par un tiers, un directeur de conscience, une autorité morale.
Dans un autre texte, « Introduction à la morale », dans Textes. 2. Religion, morale, anomie (1917, p. 6-7 édition UQAC) :
« On entend par là un ensemble de jugements que les hommes, individuellement ou collectivement, portent sur leurs propres actes comme sur ceux de leurs semblables, en vue de leur attribuer une valeur très spéciale, qu'ils estiment incomparable aux autres valeurs humaines. C'est la valeur morale.
[… p. 7] Mais on entend aussi par morale toute spéculation méthodique et systématique sur les choses de la morale. Ce qu'est cette spéculation, quel en est l'objet, quelle en est la méthode, c'est ce que les penseurs sont loin d'avoir déterminé avec précision.
Cette spéculation a bien, en partie, le même objet que les jugements que la conscience morale rend spontanément. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'apprécier des manières d'agir, de louer ou de blâmer, de distribuer des valeurs morales positives ou négatives ; de marquer des formes de conduite que l'homme doit suivre, d'autres dont il doit se détourner. »
Il y a donc un sens abstrait à la morale, permettant un jugement de valeur sur le comportement des membres du collectif répondant à cette morale, mais concernant également les étrangers à ce collectif. Nous allons ainsi juger individuellement ou collectivement tout acte dont nous sommes témoins ou qui nous est rapporté à l’aune de la morale que nous respectons.
A cela s’ajoutent les spéculations « méthodiques et systématiques », c’est-à-dire issues d’observations empiriques que nous pouvons produire au sujet de la morale. Il s’agit d’observer les faits, c’est-à-dire les comportements, et de les interpréter. Dans les deux cas et pour les sociétés concernées, il s’agit en fin de compte de prescrire des comportements et d’en bannir d’autres.
Un élément conséquent supplémentaire pour cerner le sens de morale chez Durkheim provient d’une citation antérieure, tirée du cours sur la morale qu’il donna à la Sorbonne en 1902-1903. La précision de Durkheim (L’Education morale, p. 87 édition UQAC) concerne l’aspect laïque de la question morale :
« Nous arrivons ainsi à déterminer un troisième élément de la moralité. Pour agir moralement, il ne suffit pas, surtout il ne suffit plus de respecter la discipline, d'être attaché à un groupe ; il faut encore que, soit en déférant à la règle, soit en nous dévouant à un idéal collectif, nous ayons conscience, la conscience la plus claire et la plus complète possible, des raisons de notre conduite. »
Nous devons avoir conscience de ce que nous faisons. Pour accomplir une action morale, il faut avoir conscience que c’est une action qui correspond au cadre moral dans lequel nous évoluons. On n’agit pas moralement en ignorant les causes de cette action. Ce serait plutôt agir à l’aveugle, agir de façon non consciente dans le cadre d’une ligne de conduite prescrite par un code moral qui ne serait pas intériorisé par l’acteur.
La raison en est donnée par Durkheim dans la suite du texte :
« Car c'est cette conscience qui confère à notre acte cette autonomie que la conscience publique exige désormais de tout être vraiment et pleinement moral. Nous pouvons donc dire que le troisième élément de la morale, c'est l'intelligence de la morale. La moralité ne consiste plus simplement à accomplir, même intentionnellement, certains actes déterminés ; il faut encore que la règle qui prescrit ces actes soit librement voulue, c'est-à-dire librement acceptée, et cette acceptation libre n'est autre chose qu'une acceptation éclairée. »
Ainsi, pour Durkheim, la morale n’est pas une contrainte extérieure. Elle nous est transmise certes par un autre que nous, un extérieur à notre intériorité. Cependant, elle n’est pleinement morale que si nous l’acceptons comme notre règle de vie ou de conduite. Etre autonome, c’est ici accepter la règle commune (hétéronome) pour soi-même. Ce n’est donc plus être strictement autonome, c’est-à-dire porteur de sa propre loi, on peut dire individualiste, ne comptant que sur nos propres ressources et jugements de valeur pour, précisément, ne pas faire société. C’est l’acceptation de la limitation de notre liberté propre, dans le but de profiter des avantages procurés par le collectif. La position de Durkheim est, sur ce point, très rousseauiste1. Cette acceptation est « l’intelligence de la morale », au sens étymologique du latin intelligentia, dérivant du verbe intellegō qui signifie discerner, comprendre, concevoir. Il s’agit donc de discerner, de comprendre, de concevoir que l’action morale est désirable et donc de l'accomplir en vue du Bien en tant que bien commun. L’action morale est ce qui est bon pour la société à la quelle cette morale est attachée.
Toutefois, puisqu’il est difficile de distinguer sur le plan de la morale les sociétés religieuses des sociétés laïques, Durkheim précise encore sa pensée dans le paragraphe suivant, afin de distinguer la morale laïque de la morale religieuse :
« Ce troisième et dernier élément de la moralité {l’intelligence de la morale} constitue la caractéristique différentielle de la morale laïque ; car, logiquement, il ne peut prendre place dans une morale religieuse. Il implique, en effet, qu'il existe une science humaine de la morale et, par conséquent, que les faits moraux sont des phénomènes naturels qui relèvent de la seule raison. Car il n'y a de science possible que de ce qui est donné dans la nature, c'est-à-dire dans la réalité observable. Parce que Dieu est en dehors du monde, il est en dehors et au-dessus de la science ; si donc la morale vient de Dieu et l'exprime, elle se trouve par cela même hors des prises de notre raison. »
C'est un argument fort du raisonnement de Durkheim, puisqu’il pose ici que la morale laïque est athée, étant donné qu’elle ne vient pas de Dieu, d’aucun dieu, peut-on ajouter. Au respect de la discipline et à l’attachement à un groupe, qui sont les deux éléments marquant une morale religieuse, il ajoute l’intelligence en tant qu’usage de la raison menant à l’acceptation en conscience des règles morales. Pour le comprendre, il faut s’attacher au sens précis des mots utilisés. L’intelligence rationnelle implique un recul d’avec l’objet auquel elle s’applique. Il n’y a pas de science d’un objet dont on est tout entier partie prenante. Quand cela est le cas, l’analyse n’est pas possible, puisqu’il n’existe pas d’autre interprétation du monde que celle qui nous englobe et nous façonne. Pour parvenir à l’intelligence de la morale, il est nécessaire de prendre du recul d’avec la société dans laquelle nous vivons. Ce recul peut prendre de nombreuses formes, mais n’est jamais bien accueilli par les tenants moraux de ladite société : un exemple emblématique est celui de Giordano Bruno, brûlé en place publique le 17 février 1600 pour hérésie, parce qu’il défendait l’idée d’un héliocentrisme, contre la doctrine de l’Église catholique. Il n’est donc guère aisé de prendre de la distance vis-à-vis d’une morale religieuse. Et cela vaut tout autant pour les religions que pour la religion civile, qu’il a plus ou moins été question d’établir en France dans les années précédent le cours de Durkheim.
C’est avec cette définition de la morale que nous pouvons aborder le cadre scolaire de cette époque, qui se distingue de ce que pense Durkheim par une doctrine plus proche de la religion civile que de la morale laïque chère à notre auteur. Il donne ses leçons alors que la Troisième République a transformé en profondeur l’institution de l’enseignement public. Il s’adresse sans doute à une majorité d’étudiants n’ayant connu que l’école républicaine et laïque. En effet, les maîtres d’écoles remplacent systématiquement les curés dans les écoles primaires depuis les lois Ferry de 1881 et 1882 qui rendent l’école libre et gratuite, puis obligatoire et laïque.
Donnons un exemple que l’on peut relier à une forme de religion civile. Il peut être trouvé sous la plume de Félix Pécaut, un proche de Jules Ferry, dans une lettre adressée vers 1890 au président de l’association des instituteurs de la Seine (département incluant alors Paris et les alentours). L’enseignement à l’école doit « moraliser les enfants »2 en lieu et place de l’Église, dans un projet salvateur de la société (il y a donc une sotériologie républicaine). Monsieur Pécaut assimile l’institution ministérielle et le corps enseignant à un « clergé laïque » (ibid, p. 258). L’instituteur est comparé à un soldat, ne devant pas compter les heures de son engagement et se contenter de sa maigre solde en compensation d’un dévouement de chaque instant. Félix Pécaut ajoute qu’être libre : « pour une nation comme pour un particulier, c’est se gouverner soi-même ; et qui dit gouvernement dit obéissance, discipline, contrainte volontaire » (ibid, p. 261).
Il en va de même avec Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs, une exhortation à respecter la hiérarchie sociale. De plus, la trajectoire est univoque, car : « à penser autrement on ne fait que se griser de mots et se préparer à soi, aux siens, à son pays une ruine inévitable et méritée » (ibid).
Traduisons : « there is no alternative ». Avec près d’un siècle d’avance sur Margaret Thatcher, en sus d’une autre croyance ayant fait florès depuis (« la société n’existe pas »), il n’y a pas d’alternative pour Félix Pécaut à la moralisation laïque des enfants à l’école. Cette orientation de la morale républicaine ne convient pas à Durkheim et c’est, à ce qu'il semble, contre ce programme qu’il s’exprime. Pour lui, la laïcité consiste précisément en une sortie par l’intelligence de la morale de ce type fermé de société. Sortie par le recul que l’on peut prendre afin qu’une morale puisse faire sens par la raison et non par la foi, afin de pouvoir l’accepter et s’y conformer en conscience. Durkheim nous mène à la fin de l’argument d’autorité et ouvre nos yeux ébahis sur le questionnement moral par l’argumentation logique, par la raison. Chacun peut questionner la morale et trouver par lui-même les raisons de s’y conformer ou de la rejeter.
La pensée de Durkheim va cependant évoluer en ce qui concerne la morale. Elle va se faire plus nuancée à l’encontre de la religion, bien que voulant toujours bien distinguer les champs religieux et laïques. Dans Education et sociologie (publication posthume, 1922, p. 18 édition UQAC ; mais ce raisonnement était déjà présent L’éducation morale, cours de 1902-1903 à la Sorbonne, p. 109 édition UQAC), Durkheim met en parallèle le prêtre et le maître d’école :
« Ce n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de lui-même ; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission ; car il parle au nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne morale qui le dépasse : c'est la société. De même que le prêtre est l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées, qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa conscience dans la conscience de l'enfant. »
Le travail du maître est ainsi une sorte de sacerdoce, de mission, au service de « la société ». C’est la société substantialisée, en tant que personne morale, qui investit le maître laïc d’une mission à caractère sacré : l’éducation des enfants. Dans cette description du rôle de l’instituteur républicain, il est difficile à distinguer de celui du prêtre. Cependant, la grande différence n’est pas dans leurs fonctions respectives, mais dans le fait que la société est une source impersonnelle d’autorité morale. Cette source impersonnelle est qualifiée de personne morale. La métaphore est d’origine juridique. En droit, une personne morale est une entité juridique à part entière (entreprise, société civile, groupement d’intérêts économiques, association), distincte des personnes physiques qui peuvent la composer.
Il semble cependant que dans ce texte il ne soit plus question d’intelligence de la morale. Quel recul peut bien prendre ici l’instituteur par rapport à la morale de la société dont ils doit enseigner les maximes aux élèves. En effet, un tel maître laïc ne peut plus prendre de recul vis-à-vis de la morale qu’il enseigne. Il ne peut plus la questionner et éventuellement la critiquer avec des arguments raisonnables. Tout se passe comme si la morale était devenue un sacré non discutable, comme d’autres notions l’ont été durant la Révolution française. Il y a là une étonnante position de Durkheim qui affirmait en 1912, dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (Livre II, 1912, p. 115 édition UQAC) :
« Cette aptitude de la société à s'ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. A ce moment, en effet, sous l'influence de l'enthousiasme général, des choses, purement laïques par nature, furent transformées par l'opinion publique en choses sacrées : c'est la Patrie, la Liberté, la Raison. »
Alors certes, il ne dit pas que la société est un dieu, ni qu’elle donne un devoir sacré à l’instituteur. Toutefois, la comparaison avec le rôle du prêtre n’est pas pour clarifier la question. Surtout depuis le déplacement de sens opéré par Lactance concernant l’étymologie de religio (nous y venons).
Mais avant de parler de la religion, résumons ce qu’est la morale pour Durkheim. On peut dire qu’elle est un ensemble de règles aux applications très concrètes permettant de tenir ensemble une société. Cependant, elle se distingue de la religion par l’intelligence de la morale qui permet un recul d’avec son objet. Il est possible de qualifier ce recul de séculier, afin de considérer les règles morales et de les faire siennes en conscience ; ou de les rejeter en usant d’arguments rationnels, c’est-à-dire en exerçant notre liberté de conscience.
Qu'est-ce que la religion ?
Après avoir abordé la question de la morale chez Durkheim, nous allons nous pencher sur ce qu’il entend par religion. Il s’agit d’un point important qui nous permettra de comprendre la position de notre auteur quant à la laïcité. C’est dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (Livre I, 1912, p. 51 édition UQAC) que Durkheim définit la religion. Il écrit ceci :
« Une religion est un système solidaire de croyances et de Pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n'est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l'idée de religion est inséparable de l'idée d'Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective. »
Ainsi la religion est collective et institutionnalisée (une église est une institution, pas simplement une collection d’individus). Remarquons que Durkheim évite de mot « dieu » dans sa définition, préférant parler d’objet sacré. Il peut s’agir d’objets abstraits comme les quatre nobles vérités dans le cas du Bouddhisme ; ou d’objets concrets : une plume, une pierre, une croix, une danse, une boisson, de la fumée, etc. Toutefois ces objets sacrés sont toujours des symboles d’une puissance divine qui les infuse de sa présence, de sa force (mana), par le médium du croyant (c’est la notion de principe totémique qui est ici mobilisée). C’est le croyant qui donne sa sacralité à un objet, c’est parce qu’il croit que l’objet est investi d’une force spirituelle spécifique que celui-ci est dit sacré. La religion est une communauté morale issue des forces sociales. Elle lie ses croyants en une forme de société partageant peu ou proue les mêmes valeurs, les mêmes croyances et les mêmes pratiques. Elle se constitue en église. C’est bien ainsi que nous comprenons le mot religion, tel qu’il nous est enseigné. La religion, c’est ce qui relie, c’est ce qui créé des communautés morales.
Cependant, cette définition vient d’une modification de l’étymologie du latin religio, modification apportée par Lactance (250-325), dans les vingt dernières années de sa vie, au début du IVe siècle. Lactance est un rhéteur de langue latine né dans l’Algérie actuelle (Civitas Popthensis, actuelle Souk Ahras), du temps où elle était province romaine. C’est un patricien (Lucius Caecilius Firmianus Lactantius) et il n’est semble-t-il pas d’origine berbère. Il fait partie des premiers penseurs de langue et de culture latine à interpréter le texte grec de la Bible. Depuis Cicéron l’étymologie de religio était relegere, relire3 ; Lactance a quant à lui attribué à religio, le sens de religare, relier4 (il faut y entendre lier au sens de ligoter ou d’attacher, il ne s’agit pas du simple « lien social » comme métaphore de la liaison). Ce faisant, il prive le politique de ce qui fait son fond, au profit du religieux. Parce que c’est le politique qui fait lien dans l’Antiquité : politique, du grec πολιτικός, politikos qui dérive de πολίτης, polítês et se forme à partir de πόλις, pólis que traduit le latin civitas : la cité.
Le religieux, dans la tradition occidentale, s’approprie donc ce qui était le propre du politique : l’organisation des forces sociales au travail dans la société. Et c’est ce propre du politique qu’il s’agit en quelque sorte de récupérer avec la morale laïque. Déjà dans un texte de 1887, Durkheim nous parlait « De l’irréligion de l’avenir » (Textes. 2. : Religion, morale, anomie, p. 14 édition UQAC) :
« C'est aujourd'hui que la morale est devenue indépendante de la religion ; à l'origine, au contraire, les idées morales, juridiques et religieuses étaient confondues dans une synthèse un peu confuse dont le caractère cependant était avant tout religieux. Maintenant encore, à côté de la morale laïque, n'y a-t-il pas une morale confessionnelle fort différente, mais non moins impérative ? Le croyant ne se sent-il Pas obligé d'aller à la messe et de communier, tout comme de respecter la vie et la propriété d'autrui ? Le chrétien qui, pour la première fois, prend le vendredi saint ses repas comme à l'ordinaire, le juif qui, pour la première fois, mange de la viande de porc, éprouvent un remords qu'il est impossible de distinguer du remords moral. »
Nous avons ici une autre illustration de la distinction entre morale religieuse et morale laïque. On voit bien en quoi la morale laïque émerge dans un contexte religieux : elle s’en distingue, comme on l’a vu, en ne se référant pas à un dieu, mais à une société. On peut aisément imaginer ici que la religion telle qu’elle est comprise par Durkheim doit être éloignée de la société politique. Et ce qui fait la spécificité française depuis la fin du XIXe, mais aussi après la loi de 1905 portant sur la séparation de l’Église et de l’État, c’est que les arguments religieux n’ont pas leur place dans la gestion de la cité. Il faut donc, pour que cela soit possible, qu’une morale non religieuse soit en usage. Ou du moins, que la morale religieuse ne soit pas appliquée sans recul critique, sans questionnement quant à la pertinence de telle ou telle règle dans la détermination de mon action dans la cité. Sans ce recul, sans ce questionnement, la société est pleinement religieuse. Ce pas de retrait ne s’appelle pas laïcité ou apostasie, mais sécularisation. C’est la lente perte d’emprise de la morale religieuse sur les croyants, qui permet de prendre du recul et d’interroger le sens de nos croyances. Pour ce qui concerne les sociétés occidentales, l’histoire de l’effritement de cette emprise court sur plusieurs siècles, puisqu’elle s’ancre dans la constitution de l’Église chrétienne en tant qu’Etat-Eglise séparé de l’État à la tête de l’empire romain. La sécularisation qui s’ensuit va permettre à la pensée laïque d’émerger dans cette séparation, d’abord comme pensée d’opposition, puis comme pensée d’émancipation. Cependant, notre auteur n’aborde pas la question laïque en tant que telle.
Qu'entend-on par laïcité ?
Il n’y a pas de définition de la laïcité chez Durkheim. Nous n'avons pu trouver aucun emploi du terme qui soit lié à une définition de son usage. Durkheim parle souvent de distinction entre un phénomène (ou un fait, dans son langage) laïque et un phénomène religieux. Il y a donc un usage très précis de la notion, mais pas de définition, comme si elle allait de soi. Comme s'il n'était pas nécessaire d'en interroger le sens ni l'usage. La laïcité, disons-le ainsi, est une forme de régulation sociale, comme l’est la religion. En matière de convictions, il y a plusieurs formes de régulations sociales. La laïcité a cette particularité qu’elle ne prend pas une forme religieuse. Une société laïque n’est donc pas une société religieuse : elle a abandonné peu ou prou le projet de rallier des individus sous un dogme, de les intégrer dans un ensemble, d’organiser le social autour de l’idée d’un ou de plusieurs dieux dans le but de faire converger les volontés individuelles.
Pourtant, on a bien vu que Durkheim établit un parallèle entre morale religieuse et morale laïque. C’est que la morale laïque a tout de même tendance à apporter un contenu déjà formé et importé de l’extérieur, ce qui ressemble beaucoup à un dogme. Il semble alors nécessaire de bien garder en mémoire et en acte l’intelligence de la morale. Chacun doit être en mesure de questionner le bien fondé des principes moraux laïques, sinon, ils ne sont qu’un ensemble de règles qui s’imposent comme c’est le cas pour le dogme religieux.
Or, une société laïque n’est pas non plus une société « laïcarde » qui pose le religieux comme son opposé, voire comme un adversaire, pour en définitive en reproduire les formes. Une société laïque ne peut imposer le refus des croyances religieuses sans imposer par là même une croyance en l’athéisme, ce qui renvoie à la question du dogme laïque. Des exemples de ces sociétés antireligieuses peuvent être indiqués, comme ceux des sociétés communistes au XXe siècle, qui ont substitué aux religions une autre forme de croyance, par exemple, en la figure du chef charismatique, ou dans la forme parti, en ritualisant la vie non religieuse par des cérémonies : commémorations, défilés militaires et ouvriers, etc. Il en va de même pour les sociétés fascistes ou l'Allemagne nazie.
Un autre exemple peut être puisé dans la Révolution française avec la tentative de culte de la Raison des Hébertistes qui étaient athées, entre l’automne 1793 et le printemps 1794, ainsi que celle du culte de l'Être suprême des Montagnards qui étaient déistes, du printemps et de l’été 1794. Ces fêtes civiques et anti-religieuses (au sens des religions établies) indiquent que des essais étaient effectués par la convention pour retrouver un lien social par le biais d’une religion civile. Et puis précisons que l’Être suprême est nommé dans le préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, celle qui a été constitutionnalisée (c’est-à-dire sacralisée) le 16 juillet 1971, suite à la décision fondatrice Liberté d'association (décision n° 71-44 DC) du Conseil Constitutionnel : « l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen. »
Il faut donc opérer, avec Durkheim, une distinction entre l’intégration qui est d’essence religieuse, y compris dans la religion civile et la régulation qu’instaure la laïcité. La première est une sortie de la tradition qui consiste à intégrer à soi, à son régime de croyance, des individualités diverses qui doivent s’y conformer. Alors que la régulation ne cherche pas à intégrer, mais à permettre à divers systèmes intégrateurs de cohabiter, s’ils ne peuvent être délités ou défaits. La hiérarchie devient sociales, elle n’est plus religieuse. Ce n’est plus le prêtre qui est hiérarchiquement supérieur au fidèle, mais les pouvoirs exécutifs, législatifs, judiciaires qui sont supérieurs au citoyen. Il y a glissement de sens hors du champs religieux. Ce phénomène a été nommé sécularisation. Ce n’est plus la religion qui intègre et régule, c’est la société qui régule sans intégrer, c’est-à-dire en respectant les croyances de chacun.
Dans Le suicide (Etude de sociologie, Livre II, Causes sociales et types sociaux, 1897, p. 25, édition UQAC), Durkheim pose la question en des termes éclairants :
« Plus il y a de manières d'agir et de penser, marquées d'un caractère religieux, soustraites, par conséquent, au libre examen, plus aussi l'idée de Dieu est présente à tous les détails de l'existence et fait converger vers un seul et même but les volontés individuelles. Inversement, plus un groupe confessionnel s’abandonne au jugement des particuliers, plus il est absent de leur vie, moins il a de cohésion et de vitalité. »
C’est la notion de « libre examen » qui nous rappelle ici ce qui a été dit précédemment sur l’intelligence de la morale. Tout enclosé sur lui-même, l’esprit religieux ne peut pas se questionner sur les tenants et aboutissants de sa foi, ou seulement de façon interne. Il n’a pas le recul nécessaire à un examen critique de ses pratiques et de ses croyances. Cependant, l’inverse est désocialisant. Plus chacun s’individualise, dans la société mondialisée actuelle, moins il fait corps socialement avec d’autres. Mais cet autre extrême n’est pas l’attitude laïque, c’est plutôt l’individualisme lié à au fantasme d’une autonomie absolue.
La laïcité quant à elle est une façon de lier socialement. Elle permet à toutes les croyances de coexister, non parce que ces dernières sont reléguées dans le champ psychologique, mais parce que chacun est conscient que leur expression doit être respectée, sans qu’elles soient nécessairement imitées. Chacun peut exprimer ses croyances, mais personne n’est tenu de les adopter. Dans le même temps, puisqu’il y a réciprocité, il ne peut y avoir de prosélytisme, car les croyance qui sont nôtres ne doivent pas être imposées à autrui. Par conséquent, dans un environnement laïque, l’expression des croyances n’est pas une façon de recruter de nouveaux fidèles. Cette attitude vaut aussi bien pour la religion que pour l’économie, la politique, la morale, la tradition.
L’alternative présentée par Durkheim peut être décrite de la façon suivante. Il s’agit de deux positions extrêmes, deux termes d’une dyade composée de la non-communauté individualiste à une extrémité et de la communauté pleinement religieuse de l’autre (celle qui n’a pas connu de processus de sécularisation : la société absolument traditionnelle).
C’est à partir de cette dyade que nous devons penser la société réelle comme occupant une position intermédiaire entre ces deux termes (ou extrémités, ou extrêmes). Les deux termes de la dyade sont des idéalités : ils n’ont aucune réalité, mais servent de limites idéologiques à une réalité qui se situe quelque part entre eux, comme résultante des deux tendances, comme équilibre métastable entre deux ensembles de forces s’opposant. Ce rapport de forces entre la société et l’anti-société, est la relation des deux termes, la composition des forces dont le jeu crée des métastabilités politiques, sociales, morales ou économiques.
En forçant le trait, il est possible de dire que du côté de l’individualisme, l’émancipation ou l’autonomie tendent vers l’absolu, tout comme la tradition, tend vers la coercition absolue. Ces deux lignes de fuite tirent chacune vers l’infini, ouvrant entre elles l’espace résultant de leurs forces de traction contraires. Dans les deux sens se dessinent des pays imaginaires, l’un de la tradition parfaitement respectée et inculquée, sans élément perturbateur : un monde clos, déjà mort. L’autre, celui de la pure émancipation, sans la moindre trace de règle, de sédimentation morale, d’histoire politique : un monde sans organisation, donc sans vie. Et nous, on est quelque part entre ces deux termes, que l’ont soit croyant ou non l’on se positionne plus vers l’une ou l’autre des extrémités de la dyade. La laïcité vise simplement à permettre aux croyants et aux incroyants (ainsi qu'aux athées) de cohabiter de façon apaisée, en leur permettant une ouverture sur l’autre, sur ce qui n’est pas semblable à eux et à leur mode de vie.
Entre morale et religion : une distinction laïque
A la suite de cet excursus pour partie imaginaire, il va être question de la société réelle, celle que nous vivons, dans laquelle la nuance est de mise. C’est ce que nous rappelle Durkheim dans « Le dualisme de la nature humaine et ses conditions sociales » (La science sociale et l’action, 1914, p. 11 édition UQAC), quand il dit :
« qu'il n'y a pas de morale qui ne soit imprégnée de religiosité ; même pour l'esprit , le Devoir, l'impératif moral est une chose auguste et sacrée, et la raison, cet auxiliaire indispensable de l'activité morale, inspire naturellement des sentiments analogues. »
Ainsi, la morale est imprégnée de religion. Elle n’est pas simplement un jeu de règles externes, sans lien avec le monde religieux, parfaitement distinguable de tout contexte religieux. Cette imprégnation tend à sacraliser le devoir et la raison, ce qui, bien entendu, en l’absence de possibilité critique, rend la morale laïque dogmatique et la raison rationaliste. C’est que Durkheim est pris dans les difficultés de son temps, qui sont toujours bien présentes de nos jours. Il s’agit d’instruire des enfants à l’école primaire, afin qu’ils intègrent la société laïque. On fait donc de la morale un contenu à transmettre à l’enfant de la même manière que les connaissances et pratiques religieuses sont transmises à l’enfant par les autorités de sa religion (dans les deux cas, il n'est pas question de l’enseignement familial, mais de l’école publique et de la morale laïque).
Cette citation de 1914 paraît être en contraste avec le cours à la Sorbonne, mais elle ne fait que creuser la même veine argumentative (L’éducation morale, 1902-1903, p. 9 édition UQAC). Durkheim parle de la grande révolution pédagogique que la France poursuit depuis une vingtaine d'années, depuis les lois Ferry :
« Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une éducation qui s'interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les religions révélées, qui s'appuie exclusivement sur des idées, des sentiments et des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une éducation purement rationaliste. »
Or, le rationalisme, c’est ce qui arrive à la raison lorsqu’elle devient auguste et sacrée. Le rationalisme n’est pas la raison. C’est la raison élevée au rang de dogme. Le rationalisme veut tout expliquer par la raison, en laissant de côté l’intuition ou la croyance. Il faut ici tenter de maintenir l’exigence d’intelligence de la morale qui tend à s’estomper par moment du discours de Durkheim, si l’on ne veut pas quitter le champs de la raison pour tomber dans l’illusion rationaliste. Il s’agit de ne pas laisser le laïcisme emporter la laïcité vers une instruction orientée, vers la construction d’un dogme laïque où le devoir deviendrait sacré, où l’impératif moral serait absolu. N’oublie-t-on pas ici, comme cela a été dit plus tôt, le désir de faire le Bien comme seconde jambe de la morale ?
Toujours dans L’Education morale (1902-1903, p. 181 édition UQAC), Durkheim renforce son propos en faisant de la société une instance qui dépasse l’individu et à laquelle il doit se dévouer :
« […] nous ne pourrons instituer une éducation laïque que si nous pouvons assigner à l'individu une fin qui le dépasse, que si nous pouvons donner quelque objectif à ce besoin de se dévouer et de se sacrifier qui est la racine de toute vie morale. Si la société n'est qu'une apparence, si, par suite, la réalité morale finit à l'individu, à quoi celui-ci pourra-t-il s'attacher, se dévouer, se sacrifier ? »
Il faut en effet se défier de l’individualisme. Et il est vrai que la société n’est pas uniquement l’addition d’individus libres. Ceux-ci s’associent pour former une société et le tout ainsi créé dépasse la simple somme des parties associées. Mais s’ils ne faut pas oublier la société, comme le rappelle souvent Durkheim, il ne faut pas non plus oublier les individus qui la composent, et ne pas se contenter d’en faire des agents de la société, dévoués et emplis du désir de se sacrifier pour elle. On peut très bien imaginer et même constater où mène ce genre de fanatisme.
Ainsi, quand Durkheim écrit dans « Détermination du fait moral » (Sociologie et philosophie, 1906, p. 28 édition UQAC) :
« pourquoi n'y aurait-il pas des valeurs incommensurables ? S'il y en a, elles sont sacrées. Voilà par où la morale peut avoir quelque chose de religieux. »
Nous comprenons qu’il engage la morale dans la direction de la religion civile. Ce « quelque chose de religieux » nous rapproche fortement de la religion civile pleine et entière, sans la possibilité de questionnement permise par l’intelligence de la morale. Mais comment interpréter ce qui est sacré ? Le sacré n’est pas chose discutable ou critiquable. Comment donc faire usage de l’intelligence de la morale dans une société sacrée ? Ces valeurs incommensurables de la morale resteront-elles au firmament social comme les Dix Commandements forment le socle de la morale chrétienne ? Il y a donc une sorte de dualité du ciel et de la terre à laquelle la morale laïque n’échapperait pas.
Une dualité dont la description peut s’apparenter à ce qu’en dit Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (Livre III, 1912, p. 54 édition UQAC) :
« Si, comme nous avons essayé de l'établir, le principe sacré n'est autre chose que la société hypostasiée et transfigurée, la vie rituelle doit pouvoir s'interpréter en termes laïcs et sociaux. »
Il y a donc une hypostase de la société, une personnification sacrée et une transfiguration, un dépassement du statut d’association d’individus, par une accession au statut de société sacrée. Le principe sacré, je répète Durkheim, est l’hypostase et la transfiguration. Cela fait de la société une réalité métaphysique. Elle n’est plus là où vous êtes, elle est un ailleurs idéal, comme c’est le cas de l’expression médiatique et statistique « la société française ».
Ce qu’ajoute Durkheim c’est que cette société sacrée est interprétable de façon profane (laïque et sociale, dit-il). Et c’est cette interprétation empirique, factuelle, qu’il essaie de donner. Cependant, on peut se demander légitimement si cette société sacrée existe ailleurs que dans notre imagination.
Une possible réponse concernant le caractère en partie sacré de la morale peut se trouver dans un autre texte de Durkheim, tiré de « Réponse aux objections » (Sociologie et philosophie, 1906, p. 8 édition UQAC) :
« Aussi bien, l'horreur qu'inspire le crime est de tous points comparable à celle que le sacrilège inspire aux croyants ; et le respect que nous inspire la personne humaine est bien difficile à distinguer, autrement qu'en nuances, du respect que le fidèle de toutes les religions a pour les choses qu'il regarde comme sacrées. Seulement, ce sacré, je crois qu'il peut être exprimé, et je m'efforce de l'exprimer, en termes laïcs. Et c'est là, en somme, le trait distinctif de mon attitude. Au lieu de méconnaître et de nier avec les utilitaires ce qu'il y a de religieux dans la morale, au lieu d'hypostasier cette religiosité en un être transcendant avec la théologie spiritualiste, je m'oblige à la traduire en un langage. »
Si nous pouvons être en accord avec Durkheim, c’est sans doute aucun parce que nous appartenons nous-mêmes à une société dont la morale, religieuse ou laïque, désigne ce qui pour elle est crime et valorise la vie humaine. L’expression du sacré en termes laïcs signifie que l’on prend du recul par rapport à ce sacré pour le décrire en s’efforçant de le regarder de l’extérieur, ou avec cette distance critique qui a été évoquée à plusieurs reprises.
C’est que le sacré est séparé de notre quotidien, comme le dit Durkheim dans la suite de la « Réponse aux objection » (p. 9) :
« Le sacré, c'est essentiellement […] ce qui est mis à part, ce qui est séparé. Ce qui le caractérise, c'est qu'il ne peut, sans cesser d'être lui-même, être mêlé au profane. Tout mélange, tout contact même a pour effet de le profaner, c'est-à-dire de lui enlever tous ses attributs constitutifs. Mais cette séparation ne met pas sur le même plan les deux ordres de choses ainsi séparées ; ce dont témoigne la solution de continuité qui existe entre le sacré et le profane, c'est qu'il n'y a pas entre eux de commune mesure, c'est qu'ils sont radicalement hétérogènes, incommensurables, c'est que la valeur du sacré est incomparable avec celle du profane. »
Le sacré et le profane sont donc de deux ordre différents. Deux ordres sans commune mesure. Deux réalités hétérogènes dont la valeur est incomparable. Nous vivons chaque jour dans ce monde coupé par la schize du sacré et du profane. On pourrait dire, de l’idéal et du prosaïque. Ce monde est à l’image du monde platonicien qui a façonné notre histoire. Le ciel des idées où les choses sont pures et immuables, comme les règles de la géométrie : l’intelligible. Et le monde impur et changeant que nous arpentons avec nos corps périssables : le sensible. Cette dualité du monde se retrouve aussi bien dans le discours des religions monothéistes (et de bien d’autres) que dans celui de la métaphysique. Durkheim, qui vient de l’école positiviste et veut établir une sociologie empirique, doit donc interpréter cette dualité. Et il le fait en termes absolus, en ne définissant pas le sacré et le profane comme étant opposés, mais comme une hétérogénéité radicale. Je cite une dernière fois son texte, d’après le « Cours sur les origines de la vie religieuse » (Textes. 2. : Religion morale, anomie, 1907, p. 7-8 édition UQAC) :
« En fait, le sacré ne se définit que par son opposition avec le profane ; cette opposition est, en effet, d'un genre tout particulier elle est absolue et telle qu'aucune autre ne peut lui être comparée. Cette hétérogénéité radicale se traduit par des signes spéciaux : parce que nous sommes habitués à concevoir dans notre esprit un vide logique entre le sacré et le profane, nous éprouvons une insurmontable répugnance à penser qu'ils puissent se trouver [8] en contact d'une manière quelconque ; et de là résulte toute la série des interdictions de contact direct entre eux, ces interdictions s'étendant plus ou moins loin selon l'intensité du caractère sacré des choses que l'on considère : interdiction du contact matériel, du contact par le regard, ou par la parole (silence religieux) ; interdiction de les mêler dans le temps, ou même de les rapprocher par la pensée*. »
*« C'est ainsi que la science étant devenue une chose laïque, profane, on ne peut l'appliquer sans profanation aux choses religieuses. »
Le sacré et le profane sont donc deux réalités radicalement séparées et incommensurables. Ce fait empirique est la conséquence de constructions mentales et sociales particulières qui mènent à imaginer que cette séparation est inscrite dans le réel, et par suite, à l’inscrire dans le réel (les sanctuaires, la statuaire, les masques, etc). Et effectivement, si on analyse un symbole religieux avec des outils scientifiques et technologiques, on ne peut lui trouver de différence significative avec un symbole identique qui ne serait pas consacré. La science moderne ne peut en effet pas appréhender le sacré comme tel. Pour elle, il n’existe tout simplement pas, puisque c’est la même matière, composée des mêmes particules, qui constitue un objet profane et un objet sacré. Le sacré, en tant qu’invention des hommes, est une qualité qui s’ajoute à un élément existant. Cette attribution de la qualité de sacré à un objet le sépare radicalement de la vie profane pour lui attribuer une fonction religieuse ou sociale. C’est cette sacralisation qui, dans le même geste créé, par opposition, le profane. Le profane n’existe que parce que certains objets ou symboles ou personnes sont dits sacrés. Sans le sacré, il n’y a pas de profane. Ou si l'on préfére, le profane ne préexiste pas au sacré. De plus, on ne peut nier que le religieux est une façon de faire société, de rassembler autour de valeurs communes, de se protéger par le nombre des dangers du monde et de transmettre ces savoirs empiriques sous la forme des récits qui deviennent mythiques. Cependant, c’est également une fonction du social.
Il faut enfin se défier de l’association entre profane et laïque : ils ne sont pas synonymes. En effet, il y a du sacré dans la société laïque, comme je l’ai déjà évoqué : la police, la justice, la monnaie, la propriété sont des institutions sacrées de la société laïque que nous vivons, du moins en France. De façon plus générale, pour que la population qui vit dans un État moderne respecte le suzerain, il faut qu’il soit associé à une fonction sacrée : royauté, ou représentation nationale. De la même manière, pour qu’elles soient respectées, les institutions de l’État moderne doivent revêtir l’habit sacral. Elles sont plus que les bâtiments qui les abritent, elles sont séculières tout en conservant en elles une part du sacré de l’institution Église, en tant qu’elles sont investies d’un statut particulier, transcendant.
En conclusion
Comment, selon Durkheim, éduque-t-on à la morale dans une société laïque ? Nous avons vu que les règles morales obligent, contraignent. Mais que nous les suivons pour accomplir le Bien, du moins ce que nous considérons comme étant le Bien. Il s’agit également de respecter une discipline et d’être attaché à un groupe (au sens que Lactance donne à religio). Mais il ne faut surtout pas oublier la distance critique que Durkheim nomme l’intelligence morale. Sans cette sorte d’intelligence, nous restons dans une société religieuse, ou de religion civile. Pour échapper à cette alternative, il convient de mobiliser la laïcité, qui est un principe modérateur. Elle permet le passage à la citoyenneté. Cette dernière déplace la responsabilité de chacun, de sa confession à son état civil, désenclavant ainsi le croyant de sa religion en le faisant citoyen. La laïcité a cette vertu qu’elle permet à la distance critique de se faire et, par conséquent, à l’intelligence morale de s’exercer. Ainsi, la société laïque n’est pas une société religieuse. Elle est une société où les religions peuvent cohabiter sans heurt, parce que chacun, chaque citoyen, doit faire preuve de mesure et de distance critique par rapport à ses propres croyances, non pas pour les nier, mais pour laisser de la place aux croyances des autres membres de la société. Il ne s’agit pas de tolérance, pas au sens anglo-saxon de toleration, car cette dernière crée des communautés fermées sur elles-mêmes qui, dans un second temps, cohabitent ensemble dans la société qui leur est commune. La société laïque offre à chacun la possibilité, qui n’est pas une obligation, de s’émanciper de sa religion, de sa tradition, de ses croyances ou de sa morale pour en adopter éventuellement d’autres, ou aucune. C’est cette possibilité qui fait son intérêt et que l’on nomme liberté de conscience. C’est aussi cette possibilité qui attise la colère des tenants d’une tradition rigoureuse, qu’elle soit religieuse ou morale. La laïcité marque cette différence radicale entre sacré et profane. Elle laisse au sacré sa place, tout en ménageant le lieu d’une possible morale laïque.
Notes
1. Cf., le texte Du contrat social.
2. Félix Pécaut, L’éducation publique et la vie nationale, 1904, p. 257.
3. Cicéron, De Natura Deorum, 2, 28, 71. De la nature des dieux, écrit en 45 av. JC.
4. Lactance, Divinae Institutiones, IV, 28, 3. Institutions divines.
Bibliographie
Cicéron, La nature des dieux, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
Durkheim, Emile, Education et Sociologie, éditions UQAC.
———, La science sociale et l’action, édition UQAC.
———, L’éducation morale, édition UQAC.
———, Les formes élémentaires de la vie religieuse, édition UQAC.
———, Le suicide, édition UQAC.
———, Sociologie et philosophie, édition UQAC.
———, Textes. 2. : Religion, morale, anomie, édition UQAC.
Lactance, Institutions divines, Livre IV, Paris, Cerf, 1992.
Pécaut, Félix, L’éducation publique et la vie nationale, Paris, Hachette, 1904 (2e édition).
Rousseau, Jean-Jacques, Du contrat social, dans Œuvres complètes III, Paris, Gallimard, 1980.
Ferry, Jules, Lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883.
https://fr.wikisource.org/wiki/Jules_Ferry_-_Lettre_aux_instituteurs,_1883