La loi sur le séparatisme
Rédigé par Laurent Maronneau / 10 février 2021
De la liberté à la contrainte, il n’y a qu’un pas : le projet de loi sur le séparatisme est un coin supplémentaire enfoncé dans nos droits. Puisque nous sommes censés pouvoir user de notre liberté de conscience, il est pertinent de l'appliquer aux décisions gouvernementales, afin de les critiquer de façon argumentée.
Séparatisme
Dans l’effervescence qui entoure l’avancée du projet de loi « confortant le respect des principes de la République », renommé, comme on le sait et masquant malhabilement la crispation du gouvernement sur ce qu’il désigne sous le nom de séparatisme, afin de ne plus dire communautarisme, il s’agit ici de partager quelques considérations. Au fond et sans langue de bois, il est question de lutter contre le communautarisme grandissant ou s’affermissant, d’une partie de la population généreusement pointée du doigt, certains musulmans, en nommant leur pratique « islam politique » ou « entrisme communautariste » (preuve qu’on ne peut glisser sous le tapis ce dont il est question), au risque bien connu de mettre tous les musulmans dans ce sac-là. En sous-main, non dit, part de subconscient inavouable, certains aimeraient faire un nœud solide à ce sac et s’en séparer en le jetant dans la Seine, comme cela se fait parfois pour les chatons surnuméraires d’une portée, en évitant bien de penser avec trop d’insistance au 17 octobre 1961.
Principes
Le projet de loi met en avant les principes républicains. Fort bien. Mais, quand on parle de principes, on est dans l’abstrait, dans la théorie juridique ou la métaphysique, pas dans le concret : application du droit, activité des êtres humains. Or, le problème est bien concret. De notre point de vue, il ne s’agit pas simplement d’une lutte des idées, mais avant tout d’un conflit social et politique. Bien entendu, dans la lutte concrète se trouvent des inspirations abstraites, on lutte la plupart du temps au nom de certaines idées (et pas uniquement pour un accès à l’eau). C’est toutefois la lutte elles-mêmes qui pose ici problème et non des idées, aussi fantasmatiques soient-elles : califat, islam pur ou vrai, etc. Ce n’est pas le communautarisme qui pose problème à nos gouvernants, c’est la volonté d’un petit nombre de remettre en cause le fonctionnement de la République, en plaçant la loi de Dieu au dessus de la loi des hommes. Or, ce qui est acceptable dans l’activité de chaque être humain (c’est précisément cela que protège la liberté de conscience), ne l’est pas toujours de la part du citoyen. Plusieurs textes rappellent la liberté de conscience, parmi eux mais sans la citer, il y a la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, article 10, et en la citant nous avons la Loi de 1905, article 1, la Déclaration universelle des droits de l’Homme, de 1948, article 18.
Valeurs
Plutôt que de principes, ne faudrait-il pas parler de valeurs ? Ainsi nous toucherions au monde réel et à ce qui le fait tourner plus sûrement qu’en mobilisant des principes. Les valeurs sont d’ordre moral et c’est la morale qui structure notre activité en licite et illicite, actions « bonnes » ou « mauvaises », pures ou impures. Qu’importent les couples de notions, ce qui compte c’est que l’action entreprise a un effet sur notre conscience. D’où le fait que si elle est moralement acceptable nous avons bonne conscience, et inversement, mauvaise conscience si l’action entreprise (ou envisagée) est moralement répréhensible. Or le vécu de chacun face à la morale de notre société, pour ne parler que d’elle, n’est pas uniforme. Quand certains seront révulsés à l’idée de noyer un chaton, d’autres hausseront les épaules. Prenons le cas limite contradictoire des pro-life. Si la préservation de la vie humaine est placée au dessus de toutes autres considérations, interdisons l’IVG. Mais dans ce cas, soyons cohérents et interdisons également la peine de mort. Et inversement, si la vie humaine est subordonnée à un idéal, elle vaut moins que cet idéal guidant des acteurs qui ne font pas grand cas des dommages qu’ils causent, pourvu que le principe vers lequel tend l’agent idéaliste (le terroriste, l’activiste) les justifient. D’où la question des valeurs, plutôt que des principes, comme guides de nos actions.
Citoyen
Tout l’effort de ce projet de loi se porte sur le citoyen, comme s’il n’y avait que cela dans l’être humain de nationalité française. Or, le citoyen n’est qu’une facette de l’humain et ce dernier a parfaitement le droit d’être plus que citoyen. Le citoyen est une abstraction juridique. C’est une identité affectée à la majorité des habitants du territoire français (et à des habitants français d’autres territoires). Ils sont citoyens parce qu’ils sont soumis au régime de droits et de devoirs qui forme le cadre républicain français. Mais ils peuvent très bien être au surplus croyants, incroyants, athées, mais aussi syndicalistes, chômeurs, communistes, artistes, révoltés, restaurateurs, et cetera. Le citoyen n’est pas l’entièreté de l’être humain de nationalité française. Le citoyen n’est qu’une qualification juridique. Il est donc essentiel de ne pas limiter la réflexion et l’action politique au cadre juridique, même si cette qualification a une importance centrale en ce qu’elle permet de structurer la société française dans son contexte républicain.
Sécuritaire
Si ce projet de loi peut être décrit comme sécuritaire et non pas sécurisant, c’est parce qu’il met en avant de grands principes : « la liberté, l’égalité, la fraternité, l’éducation, la laïcité », tout en restreignant les libertés, forçant l’égalité, ignorant la fraternité, ordonnant l’éducation et instrumentalisant la laïcité. C’est en quelque sorte une reprise du débat (sans débat cette fois) entre Emile Combes et Aristide Briand, avec une belle tendance vers l’anticléricalisme du premier. La cible a changé, c’est maintenant l’islam (politique). Et la méthode est contradictoire, puisqu’en même temps qu’est durci tout ce qui concerne les associations cultuelles, est appelé de ses vœux un Conseil national des imams. Pour le coup, cette idée est très positive et intéressante, car elle amènerait l’islam de France à s’organiser autour d’une structure hiérarchique. Qui dit hiérarchie dit verticalité, il est vrai. Mais toute verticalité a besoin d’une horizontalité pour être légitime, reconnue, capable d’agir. Si cela n’existe pas dans l’islam sunnite, c’est que les croyants ne l’ont pas souhaité. Il ne s’agit donc pas seulement de mettre en place une structure par le haut, mais d’obtenir que la base lui accorde la légitimité nécessaire à son bon fonctionnement. Il serait donc judicieux d’éviter que ce Conseil, s’il devait advenir, ne soit qu’une chambre d’enregistrement, faute de rassembler toutes les composantes fédératives de l’islam en France.
Fichage
L’article 3 du projet de loi porte sur le fichage des activités des individus liés au terrorisme. Il s’agit du fichier des auteurs d’infractions terroristes, qui semble légitime, puisqu’y sont inscrits les auteurs d’actes terroristes. Cependant, la décision d’inscription qui était à la discrétion du magistrat devient ici automatique, sauf avis contraire motivé. Il est également question d’ajouter à ce fichier les délits « relatifs à la provocation à des actes de terrorisme et à l’apologie publique de tels actes », ainsi que ceux relatifs « à l’extraction, la reproduction et la transmission de données faisant l’apologie d’actes de terrorisme ou provoquant à ces actes afin d’entraver l’efficacité d’une procédure de blocage d’un service de communication au public en ligne » (en clair, contourner le blocage par les services de l’Etat d’un site internet ou d’un réseau social). Deux types de délits qui ne sont à l’évidence pas d’emblée liés aux auteurs d’infractions terroristes. Voilà qui va bien faire grossir ce fichier ! Ces dérives policières vont dans le sens d’une société sécuritaire et de surveillance, telle qu’elle nous est préparée.
Education
Dès trois ans, école obligatoire ! Voilà une autre nouveauté. Et de préférence dans une école publique, ou sous contrat. L’éducation des enfants hors école est, par défaut interdite, sauf cas dérogatoires listés dans l’article 21 (actuellement : maladie, dont handicap, nomadisme des parents, activité sportive ou artistique intense, familles expatriées, éloignement de l’école). Les cas d’éducation familiale sont pourtant rares (0,3 % des enfants ne fréquentent aucun établissement scolaire). Passer de six ans à trois ans revient à modifier la loi de 1882 relative à l’instruction publique, ce qui n’est pas un problème en soi, puisqu’elle a déjà été modifiée pour faire passer l’âge maximal de douze ans à seize ans en plusieurs étapes. Cela va par contre obliger tout enfant (presque, 99,7 %) à intégrer la maternelle. Les implications sont assez importantes, sachant que la population visée semble être plutôt celle des écoles privées hors contrat (0,5 % des élèves scolarisés). Nous avons donc un durcissement important des règles de scolarisation qui doit hypothétiquement permettre de réduire le nombre de jeunes enfants non scolarisés, sachant que ceux-ci le sont pour les raisons listées ci-dessus. Or, il semblerait plus pertinent, dans l’optique du gouvernement, de chercher à réduire le nombre des écoles hors contrat. Pas d’inquiétude, c’est prévu également. La liste de manquements pouvant entraîner la fermeture d’un établissement privé est réaffirmée et clarifiée (article 22). Il s’agit surtout de manquements administratifs ou de l’enseignement dispensé dans l’établissement, ou encore du refus ou d’entrave à l’inspection de l’école, en se référant et en modifiant le code de l’éducation.
Communautarisme
Il semble alors intéressant d’examiner le sens du glissement sémantique de communautarisme vers séparatisme. Il y a plusieurs façon de l’interpréter. En voici une. Si le mot n’est plus usité, c’est qu’il désigne une réalité qui ne dérange plus tant que ça. En ce sens, le communautarisme serait bien implanté en France (il l’a toujours été, malgré la volonté républicaine anticléricale). Son acceptation va dans le sens idéologique de la Communauté européenne, majoritairement favorable à un « secularism » d’inspiration nord-américaine et exporté en même temps que leur « soft power » (son origine est en Grande Bretagne, mais nous revient par ses anciennes colonies). C’est un fait civilisationnel. Pour reprendre l’argument de Régis Debray, les États-Unis d’Amérique sont une civilisation et comme telle se déploient en imprégnant, jusqu’à l’os, d’autres cultures. Ce qui caractérise une civilisation c’est qu’elle exporte sa culture, sa langue, son mode de vie. Elle colonise. S’en distinguent les cultures qui ne font que préserver leur patrimoine, mais n’exportent pas ou plus leur mode de vie. Pour le dire abruptement, les civilisations construisent des routes, les cultures des musées (actuellement, il est probable que la seule autre civilisation soit la Chine). Dans ce contexte très schématiquement posé, la réalité du communautarisme en France peut être acceptée par les autorités. En effet, il y a des communautés de toutes obédiences sur le sol Français. Elles s’étalent de plus en plus dans les médias. Elles sont bien accueillies par la classe politique qui veille à les flatter pour gagner des voix. Le problème est bien plus celui des groupes politiques ou sociaux actifs. Pour ceux qui sont politiques, est pointé dans ce projet de loi l’islam politique. Ce n’est pas le communautarisme islamique le problème, c’est la volonté de quelques uns de « se séparer » de la République. Prenons-en acte et posons la question du séparatisme social. Qu’en est-il des groupes dits de la classe dominante et qui sont, de fait, séparés du reste de la société française dans leurs quartiers, par les écoles qu’ils fréquentent et la place qu’ils occupent dans la société et dans les entreprises ?
Laïcité
Et la laïcité dans tout ça ? Elle apparaît dans le texte, comme référence quasi-mystique, et surtout de combat, donc laïcarde, anticléricale, bouffeuse de curés ! Quasi mystique car elle est invoquée comme la réponse à tous les maux et brandie comme principe républicain. Laïcarde car elle durcit le trait et restreint notre liberté au lieu d’ouvrir les possibles : fin de la liberté de s’habiller comme on l’entend dans certaines entreprises privées. Le principe de neutralité est en effet étendu aux entreprises exécutant un service public. Nous sommes ici dans le cas d’un interdit souhaité par l’Etat qui devrait être neutre dans ses relations avec les religions. Principe donc, plutôt que valeur. Une difficulté déjà évoquée. La valeur principale de la laïcité est plutôt de nature à rassembler qu’à diviser : acceptation de l’autre tel qu’il est en tant qu’individu, en tant qu’être humain. Il n’est pas question de citoyen ici. La laïcité ne s’applique d’ailleurs pas qu’au citoyen. Elle forme un cadre accueillant tous les habitants du territoire français. Dans ce cadre, chacun peut pratiquer la religion qu’il souhaite sans risquer l’opprobre, tant qu’il exerce son droit dans le respect des lois de la République. Elle permet à tous les citoyens de partager un socle public commun, tout en leur autorisant les pratiques privées de leur choix (sauf, encore une fois, à déroger aux lois républicaines). Il est interdit d’user de coercition pour faire adhérer un enfant ou un adulte à une religion ou à une idéologie. Ces choix devraient pouvoir s’effectuer « en conscience », c’est-à-dire en exerçant sa liberté de conscience. C’est pourquoi, par exemple, il est interdit de porter des signes religieux ostentatoires au sein de l’école publique. La loi de la République est de fait supérieure aux lois morales. C’est dans ce cadre légal que la laïcité permet l’accueil de l’autre, tel qu’il est. Elle lui offre un espace dans lequel il peut se transformer au contact de ceux qui l’accueillent, ce qui transforme en retour ces derniers. Il n’y a rien à craindre de ce changement. Ce qu’il y a à craindre, ce sont les crispations identitaires.