Sécularisation et organisation : le management comme processus de destruction de l’institutionnel
Rédigé par Laurent Maronneau / 15 juin 2018
Cet article porte sur la notion de cybernétique telle que Heidegger l’a utilisée après-guerre, c’est-à-dire comme ce qui deviendra le management. Il est ici question de la façon dont le management s’installe dans les institutions de l’État pour les déliter par ses méthodes entrepreneuriales. Ce délitement est assimilé au processus de sécularisation qui a modelé l’État moderne contre, tout contre l’Église chrétienne (principalement catholique). Amené par les questions de la modernité et de l’économisme, le management sera alors mis en parallèle avec le positivisme des neurosciences, afin de proposer un point de vue sur ce qu’il nous fait.
« Chaque chose n'est qu'un rapport qui varie sans cesse. »
Platon1
Nous allons ici entrer en discussion avec un article de Baptiste Rappin, publié dans Le Portique n° 35 et nous prendrons comme point de départ de la discussion l’hypothèse que le management est une sorte de processus de sécularisation. Si l’on veut bien accepter le parallèle entre l’Église chrétienne et l’État moderne, en tant qu’ils sont deux structures de pouvoir se plaçant au-dessus d’un monde à gouverner, l’État moderne résultant de la sécularisation de l’Église (c’est la thèse de Georg Wilhelm Friedrich Hegel2), alors le processus dénommé sécularisation peut être utilisé sur d’autres terrains que celui du religieux. Cette sécularisation n’est jamais brutale ni manifeste au moment où elle se produit. La lente dégradation qu’elle initie et accompagne se déroule sur le temps long. Il s’agit du passage de certaines valeurs du domaine spirituel dans le domaine temporel (la charité devenant solidarité). Par analogie, la baisse régulière et par petits pas des crédits alloués aux institutions de l’État (qui sont dans le champ du sacré institutionnel), peut être conçue comme un phénomène de sécularisation, c’est-à-dire, une perte progressive de l’influence de l’État sur les institutions concernées (perte de leur caractère sacré : le vocable habituel étant bien de sanctuariser tel ou tel secteur institutionnel, face à son délitement programmé), au profit, puisque ces institutions ne réduisent pas pour autant leurs besoins financiers, de « partenaires » privés.
L'oubli du sacré
Qu’est-ce à dire si ce n’est que nous avons là un passage tendanciel du mode institutionnel au mode organisationnel3 ? Passage d’une institution sacrée, parce qu’étatique, à une organisation profane, parce que ne répondant plus aux règles de l’État visant à instituer et à maintenir une communauté nationale et ses composantes. Ce processus de transformation est le passage à une organisation managériale dite « nouveau management public » : le management étant le discours organisationnel de la seconde moitié du XXe siècle.
« Il n’est pas besoin d’être prophète pour reconnaître que les sciences modernes dans leur travail d’installation ne vont pas tarder à être déterminées et pilotées par la nouvelle science de base, la cybernétique4. »
Ce que Heidegger nomme cybernétique est précisément ce qui sera appelé management quelques années plus tard : la « science » du pilotage (κυϐερνητική, kybernêtikê : l’art de piloter un navire et, par extension, l’art de gouverner), disons, la technique au sens de l’art du pilote (du latin ars, traduisant le grec τέχνη), c’est-à-dire, l’ensemble des moyens et consignes visant à un « bon » pilotage entrepreneurial : celui qui fait arriver à bon port au moindre coût. Autrement dit, l’art se disant rationnel de l’organisation, parce que le/la bon.ne pilote a une attitude rationnelle. La cybernétique est ici l’art de désacraliser les institutions de l’État (tout comme le management, la technocratie en est un synonyme). Il s’agit de la systématisation et de l’automatisation du rationalisme scientifique, hors du champ des sciences.
Accompagne ce mouvement, l’émergence de la figure de l’expert.e, la nouvelle apparence du/de la sophiste. Cette rationalité est mesurée à l’aune de l’efficacité de l’organisation et son efficacité est à son tour mesurée selon la valeur économique produite par la structure à laquelle est appliqué le management : les institutions doivent devenir rentables (verser une rente), ou, au minimum, ne plus coûter. Ce faisant, et par le processus managérial, elles se transforment en organisations. Elles sont alors dites plus ou moins bien organisées, selon leur rentabilité comptable. Le champ lexical n’est pas très vaste, mais correspond au discours (néo)libéral : performance, baisse des coûts, rentabilité, équilibre budgétaire (une façon de ne pas dire rentable), efficacité, adaptabilité, souplesse, etc. Il en va ainsi de la fonction publique hospitalière. Les procédures formelles de management de l’entreprise privée appliquées à l’institution publique qu’est l’hôpital détruisent la relation patient.e/soignant.e en mesurant le temps de chaque tâche pour normaliser les pratiques, c’est-à-dire, les araser. Imaginons que s’il faut sept minutes pour changer un lit et douze pour laver un patient, tous.tes les soignants.es doivent s’assurer que leur temps d’accomplissement de ces tâches est identique. Parler au/à la patient.e (qui, par ce processus, devient un usager, un/une quasi-client.e) est au surplus, l’humanité est évacuée du temps de travail.
« Avant que l’être puisse survenir dans sa vérité initiale, il faut que l’être comme volonté soit brisé, que le monde soit renversé, la terre livrée à la dévastation et l’homme contraint à ce qui n’est que travail5. »
Il semble pourtant que les audits réalisés pour mettre en place ces pratiques ne soient que peu suivis d’effets : indice de la résistance du réel à l’idéologie ; une idéologie ici inapplicable, si le/la soignant.e conserve une part de respect pour le patient.
La fin de la philosophie
Pour Heidegger, la cybernétique (le management) clôt la métaphysique, y met fin : fin de la philosophie. C’est dans l’Ouvert, qu’est la clairière dont parle Heidegger6, qu’advient le lieu d’accueil de la lumière, lieu de rencontre avec l’ombre des bois – lutte, conflit, association, coordination, coopération, les modes de cette rencontre sont nombreux. C’est la pénombre de la caverne platonicienne, c’est le milieu associé simondonnien.
« Le milieu associé est médiateur de la relation entre les éléments techniques fabriqués et les éléments naturels au sein desquels fonctionne l’être technique. […] C’est ce milieu associé qui est la condition d’existence de l’objet technique inventé7. »
Ce nouveau milieu n’est pas simple addition d’un milieu technique à un milieu naturel, mais c’est un autre milieu, auto-produit, qui résulte du processus d’adaptation-concrétisation :
« Processus qui conditionne la naissance d’un milieu au lieu d’être conditionné par un milieu déjà donné ; il est conditionné par un milieu qui n’existe que virtuellement avant l’invention8. »
Nous vivons cette vie, avec toutes les techniques qui nous entourent, nous traversent, nous machinent (tous les savoirs-faire techniques, y compris, bien entendu, l’écriture, et toutes les machines avec lesquelles nous vivons, avec lesquelles nous co-existons : machine-outil, automobile, ordinateur, smartphone, appareil auditif, etc.). L’ouverture ne donne pas d’orientation morale à la rencontre de la lumière et de l’ombre. La pénombre devient, moralement, ce que nous en faisons par notre action, notre pratique. Elle est le milieu dans lequel nous évoluons, milieu qui est, depuis que l’humain s’est redressé (bipédie permanente), premier usage technique de son propre corps, le milieu technique comme pratique humaine : homo erectus. Malgré le nom qui lui a été donné, il n’est pas le premier du genre homo à s’être redressé. De plus, la station debout est beaucoup plus ancienne et remonte aux ancêtres que nous partageons avec les grands singes. Ce syntagme est utilisé ici comme symbole de l’érection de l’être humain, pour signifier que l’homo est originairement erectus, même si la bipédie s’apprend chez homo sapiens sapiens : le nourrisson ne peut commencer à marcher qu’après une dizaine de mois. Le redressement comme pratique du corps : bipédie, que l’on peut métaphoriquement associer au refus de se soumettre. Ouverture de l’angle alpha9, dignité de l’être humain, toujours représentée par un homme debout et se tenant droit. Le refus de l’oppression se manifeste par un dire « non » qui s’exprime debout. La soumission, quant à elle, est représentée par une position physiquement subalterne : courbé, à genoux, à quatre pattes, allongé. Position dont il s’agit de s’affranchir en se redressant. C’est contre l’insoumission originaire de l’être humain que le management déploie ses techniques.
Une généalogie de la soumission
A la suite de la phase d’accumulation primitive, qui comprend l’esclavage et la guerre comme modes opératoires, la soumission devient moins directe. Le serf tend à acheter la terre qu’il/elle travaille ou à migrer vers le bourg et l’oppression se focalisera sur ces ruraux venus à la ville chercher un travail sans qualification (ils/elles connaissent tout de la paysannerie, mais rien du travail urbain, des communautés de métiers, de la bourgeoisie naissante). Cette plèbe misérable survivra au bas de l’échelle sociale, en vendant journellement sa force de travail. Les travaux les plus difficiles seront pour eux/elles : aux mines ou carrières, au charbonnage, à la manutention. Ils feront aussi des soldats du rang acceptables, une façon de gagner un peu plus que le manœuvre (c’est-à-dire, la main d’œuvre). Ils/elles n’accéderont pas, ou marginalement, à la fabrique, où seront regroupés des ouvriers.ères issus.es des communautés de métier. La fabrique est le début de la ruine des communautés de métiers, qui seront supprimées par la Révolution française10. C’est aussi le début de la prolétarisation de l’ouvrier.ère qui commence à perdre des savoir-faire en se spécialisant.
L’usine prendra la suite, avec la révolution industrielle. Cette usine où l’ouvrier.ère de la fabrique deviendra employé.e au service de la machine. Ouvrier.ère , il/elle produisait une œuvre en tant qu’artisan d’une communauté de métier. Ouvrier.ère encore, il/elle fabriquait des produits dans la fabrique, spécialisé.e dans une tâche effectuée à un poste de travail, il/elle touchait déjà un salaire. Ouvrier.ère toujours – du moins, dans l’appellation – il/elle n’est plus, dans l’usine, qu’employé.e (au sens où on emploi un outil, au sens où l’être humain devient une ressource) et ne produit plus rien de ses mains, mais il/elle doit permettre à la machine de produire à sa place. L’appellation ne change pas, mais l’oppression gagne du terrain. Ce ne sont plus seulement les miséreu.ses.x de la plèbe qui sont soumis.es par le ventre. Les employé.e.s des usines connaissent un chantage similaire : ils/elles doivent accepter leur emploi ou aller mendier leur pitance dans la rue. L’emploi salarié, à distinguer de l’emploi du fonctionnaire, est un rapport social de chantage. Alors que l’artisan pouvait s’exprimer dans son travail, l’employé.e d’usine n’a plus guère de latitude d’action dans l’accomplissement de son métier. Cette latitude se réduira encore avec le fordisme, qui invente le travail à la chaîne, tout en masquant en partie la situation précédente, qui est le socle constitutif du rapport à l’emploi, en élevant le salaire des ouvriers.ères, afin qu’ils puissent consommer une partie de ce qu’ils/elles produisent (accès aux biens marchands).
Avec le fordisme, se mettent en place les prémices du management : l’organisation rationnelle du travail. La situation a évolué de nos jours, mais c’est un habillage qui occulte la prise d’otage de la vie même des salarié.e.s par le capitalisme : les rapports sociaux au sein de l’emploi sont des rapports bruts de domination. Il y a de meilleures protections en cas de perte d’emploi et le salariat représente aujourd’hui quatre-vingt-treize pour cent de la population active. Toutefois, l’oppression est toujours présente et le chantage à l’emploi est une technique systématique permettant la pression salariale : baisse des salaires par rapport au temps de travail, ou, pour le dire autrement, augmentation du temps de travail sans augmentation du salaire. Cette oppression est distillée par la rhétorique de l’accomplissement de soi dans le travail (dénigrement du travail à la chaîne) : autonomie, réalisation de soi. Le discours managérial recouvre et masque le chantage de l’emploi salarié.
Le mensonge du capital
Le (néo)libéralisme raconte une histoire qui ne correspond pas à celle qu’il accomplit. Le récit qu’il fait du monde est en contradiction avec ce qu’il fait du monde. Évoquons à nouveau ce récit : enchantement de l’emploi, convivialité, accomplissement de soi dans les entreprises modernes et les startups, culture du « fun » dans l’entreprise11. Simultanément, il maltraite et précarise les salarié.e.s à un point qui n’avait pas été vu depuis les années 1940. Le travail humain est considéré comme une ressource quelconque, dont on peut avoir besoin ou se passer, selon les quantités et qualités de salarié.e.s nécessaires à l’accomplissement de la production, permettant de dégager le profit maximum.
Le management est le pendant du marketing. Celui-là dans l’entreprise, celui-ci en dehors. Un même objectif : le profit. Le management organise le travail dans l’entreprise – et de plus en plus dans la fonction publique – pour gagner en profit. Il dit : « pour limiter le gaspillage ». Toutefois, ce qu’il gagne est pour le/la capitaliste et ses valets, pas pour l’employé.e : les primes sont surtout pour les dirigeants, même s’il y a des exceptions. De plus, quand il y a prime, il n’y a pas augmentation du salaire. C’est-à-dire qu’il y a perte de salaire pour le/la salarié.e : stagnation des cotisations sociales. Le/la capitaliste gagne d’un côté par une organisation managériale nouvelle, plus « rationnelle » – le toyotisme qui succède au fordisme est un exemple frappant de ce nouveau management – et par ailleurs, il/elle écoule le surplus à l’aide du marketing, qui incite à acheter ce dont on n’a pas besoin, mais qui abonde. C’est l’idéologie de la performance qui est ainsi portée par le management et le marketing. Cette performance prend forme au travers de la gouvernance qui se dessine dans et par l’organisation managériale.
La réalisation de la philosophie
Les sciences de gestion (organization studies, ou organization science) sont, pour Heidegger, la clôture de la métaphysique, sa réalisation dans le fonctionnalisme de la technique. La philosophie, qui s’est fragmentée en de nombreuses sciences humaines (psychologie et sociologie en tête), tend à disparaître, alors que le management reconstitue cette unité perdue, avec, par exemple, l’interdisciplinarité. Tout doit être contenu dans le management.
« Il y va (...) d’une gigantesque et universelle entreprise de recyclage du savoir : tout, absolument tout, doit concourir à l’avènement de l’homéostasie panorganisationnelle (la fameuse « gouvernance ») de telle façon qu’aucune extériorité ne puisse plus subsister12. »
Il apparaît difficile, désormais, de retrouver le chemin de la clairière, tant l’ombre semble nous avoir égaré.e.s dans les bois.
L'idéologie des neurosciences
Cette sorte de sécularisation de la philosophie qu’est le management, la métaphysique devenant séculière, inscrit la pensée dans la matière (la spiritualité dans le monde), avec pour conséquence, la floraison des neurosciences. Le courant de pensée mené par Jean-Pierre Changeux en exprime les fondements (c’est également celui d’António Damásio). De deux choses l’une, soit la connaissance n’est que l’inscription dans l’individu individué d’informations organisées au préalable dans le monde extérieur (c’est la question du rapport entre l’œil et la blancheur d’un objet13), soit la connaissance est produite par l’individu individué grâce à une faculté qu’il possède, celle d’agencer les données immédiates de la perception. Donc, soit la connaissance provient de l’action des objets qui s’exerce sur l’individu individué ; les objets agissent sur nous : il y a rapport, relation à l’objet, par le biais de nos sens. C’est cette action qui engendre la connaissance dans notre esprit. Soit, à l’opposé, les neurosciences explorent les relations entre les structures cognitives qui appartiennent au cerveau, et les structures de nos théoriques : ces dernières seraient construites à partir de nos structures cognitives. Elles ressemblent aux structures qui sont déjà présentes dans le cerveau. Selon cette approche, nous plaquons nos structures cognitives sur les phénomènes que nous tentons d’expliquer. Les théories que nous produisons ressemblent moins aux phénomènes qu’elles décrivent et expliquent, qu’à notre cerveau qui les produit. La théorie est construite et structurée sur le modèle de nos facultés cognitives. Le/la savant.e, le/la scientifique, n’inventerait alors rien du tout, mais plaquerait sur le monde sa propre pensée. Selon cette pensée, l’individu individué s’étend sur le monde, il s’étend lui-même au monde. Le statut du savoir se renverse alors : au lieu de révéler quelque chose du monde, il révèle quelque chose de nous-mêmes. La science nous en apprendrait moins sur le monde que sur notre propre cerveau. L’invention est alors remplacée par l’introspection. Tout ramène à l’individu individué, à son cerveau. Il n’est plus possible de se rapporter qu’à des idées homomorphes aux structures cognitives de notre cerveaux.
Une approche sensée du réel
Contre cette présentation de la pensée que défendent les neurosciences, apportons deux arguments. Tout d’abord, pour Einstein14, les concepts n’ont rien à voir avec la pensée. Ils sont librement inventés et ne sont pas dérivés des lois de l’activité mentale. La pensée est non contrainte, ni par les lois de la psychologie ni par celles du fonctionnement du cerveau. Les concepts de la science seraient de pures créations de l’esprit.
Le second argument est celui de l’expérimentation. Le réel, qui est étudié par le/la scientifique cherchant à valider ses théories, peut résister à la théorie et la falsifier (la rendre fausse). Donc, le réel peut dire au cerveau que les théories qu’il a produites sont fausses. Or, si les théories étaient homomorphes au cerveau, elles ne pourraient pas être invalidées : rien ne pourrait les contredire, le cerveau étant en principe toujours en accord avec lui-même. La puissance de contradiction, le pouvoir d’invalider des théories comme celle de la terre centre de l’univers, cette puissance appartient au réel, qui est hors de l’esprit. Il y a quelque chose, hors de moi, qui peut m’obliger à changer ma façon de penser, à changer les contours de la raison. La pensée seule ne peut changer la pensée. Elle doit se confronter à son extérieur pour que la possibilité de sa contestation surgisse.
Il ne semble donc pas que nous produisions des théories qui correspondent à nos schémas neuronaux. C’est-à-dire, qu’il y a des relations à questionner entre moi et l’objet de ma connaissance, et que je ne produis pas l’objet tel qu’il est par l’extension de ma conscience sur le réel. Il ne suffit pas de connaître les structures du cerveau pour connaître le réel. Il semble par conséquent évident qu’il y a rapport, relation, entre la chose et moi ; et que cette relation est médiatisée par mes sens. Je ne peux pas connaître l’objet en lui-même, mais seulement par ce que mes sens m’en font percevoir. C’est la raison, et plus particulièrement, la logique, qui permet de penser les conditions formelles de vérité entre la chose et moi. La logique est une forme de médiation entre moi et le réel. Pas d’objet sans relation, pas de relation sans objet.
L'aveuglement managérial
Le management semble fonctionner comme une extension de la pensée à la réalité. Une pensée rationaliste, techniciste (c’est un formalisme), qui n’a pas de rapport au réel, si ce n’est à l’intérieur de sa propre pensée, au travers de ses propres modes ou structures de pensée15. La gouvernance dit quelque chose d’elle-même, mais rien du réel, qu’elle met en ordre par l’organisation managériale. Elle se plaque sur le réel et le pense ensuite comme émanation d’elle-même. Elle n’essaye pas d’en penser la complexité, elle y applique ses structures de pensée, son idéologie : il n’y a pas d’alternatives (le principe est le même que lors de la période coloniale, durant laquelle l’Occident apportait la civilisation au monde). Comment, dès lors, se redresser dans l’Ouvert, ou sortir16 de l’ombre pour rejoindre la pénombre de la clairière ? Comment dire « non » ? Un élément fondamental de réponse semble pouvoir se trouver dans la relation sociale ou le relater social (le récit), en s’appuyant sur une des interprétations de la mécanique quantique qui dit que tout est relationnel. En effet, les équations de la mécanique quantique « ne décrivent pas ce qui arrive à un système physique, mais seulement comment un système physique vient influencer un autre système physique17».
La relation est centrale, relation entre moi et un objet, moi et l'autre, moi et moi. Il est possible d’en inférer que la réalité n’est qu’interactions entre des choses (il ne faut ni oublier l’interaction, ni les choses, car le relationnel en tant que tel n’a aucune espèce d’intérêt). Il s’agit alors de constituer des milieux permettant ces interactions, ces échanges relationnels : par exemple, la laïcité. Comme ouverture conditionnant la possibilité d'un lien social réflexif, elle permet de produire une conscience sociale émancipée et protégée de la réaction de la tradition ou de l’idéologie dominante. A contrario, le management est le processus de mise à mort du rapport, du relationnel, du récit. C’est-à-dire, du récit en tant que relation à un autre que la pensée panorganisationnelle qui se répand sur le réel, comme si j’étais condamné à me conformer à mes structures cognitives, comme si elles-mêmes ne se transformaient pas au cours des relations que j’ai avec de l’autre que moi.
Qu’y a-t-il hors de cette pensée ? C’est ce qu’il nous appartient de découvrir, nous autres, « occidentaux », qui vivons dans et par cette pensée hégémonique et mondialisée. Pour y parvenir, nous ne pouvons rester dans le quotidien de cette pensée omniprésente. Il faut s’en extraire, ou du moins tenter de s’en distancier. C’est la question de la clairière, celle qu’il s’agit d’ouvrir dans la forêt (elle n’est pas donnée, elle n’est pas déjà là), afin de laisser la lumière y pénétrer.
1 Platon, Théétète, Œuvres de Platon, Paris, Bossange frères, 1824, 157b. Nous donnons la traduction de Victor Cousin car, bien qu’elle ne rende pas le texte avec exactitude, elle en donne le sens le plus clair en une formule ramassée. Michel Narcy propose : « rien n’est un, en soi et par soi, mais chaque fois vient à être pour telle chose ».
2 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Principes de la philosophie du droit, Paris, Gallimard, 1940.
3 Baptiste Rappin, « Le mouvement panorganisationnel : une métaphysique du Management », Le Portique. Revue de philosophie et de sciences humaines, 2015, n° 35, pp. 14-24.
4 Martin Heidegger, Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 284.
5 Martin Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, pp. 82-83.
6 Martin Heidegger, Questions III et IV, op. cit., p. 298.
7 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012, p. 70.
8 Ibidem, p. 68.
9 Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza, Paris, la Fabrique éditions, 2010, p. 55.
10 Les corporations (terme péjoratif utilisé par leurs opposants) sont des communautés de métiers où les savoirs et savoirs-faire s’enseignent de maître à disciples. Elles seront supprimées par les tenants du libéralisme, qui défendent la liberté du travail et du commerce (ce sera le système concurrentiel et libéral porté notamment par la Révolution française). Les lois révolutionnaires démantèlent les communautés de métiers. Leurs savoir-faire sont mis dans le domaine public et, parmi les mesures prises, l’institution de la propriété privée des brevets est assez emblématique de l’époque.
11 Rappelons-nous ce que Victor Hugo disait au sujet de la loi Falloux : « c’est une pensée d’asservissement qui prend les allures de la liberté. » Discours contre la loi Falloux, Chambre de députés, 15 janvier 1850. Déjà était à l’œuvre une révolution conservatrice, dans le domaine de l’éducation nationale.
12 Baptiste Rappin, « Le mouvement panorganisationnel : une métaphysique du Management », op. cit., p. 23.
13 Platon, Théétète, Œuvres de Platon, op. cit., 156e.
14 Albert Einstein, « On the method of theoretical physics: the Herbert Spencer lecture delivered at Oxford. June 1933 », Philosophy of Science, vol. 1, no. 2, avril 1934, pp. 163-169.
15 C’est peut-être ça le Gestell heideggerien, cette figure de l’être qui est oubli de l’être (oubli de ce qu’il est).
16 Y a-t-il seulement une sortie ? Si l’État moderne est la sécularisation de l’Église chrétienne, si l’économisme est une sécularisation du christianisme (à partir de l’économie théologique), alors, comment peut-il y avoir une sortie à ce qui se pose comme universel, c’est-à-dire sans autre limite que celle, paradoxale, de la totalité ? Pour sortir, il faut avoir un seuil à passer, une limite à franchir, un milieu à quitter.
17 Carlo Rovelli, Par-delà le visible : la réalité du monde physique et la gravité quantique, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 127.