Une laïcité pour demain ?
Rédigé par Laurent Maronneau / 20 janvier 2020
Parler de la laïcité aujourd’hui semble être un poncif médiatique ou gouvernemental menant à une remise en cause de la loi de 1905 au prétexte qu’elle serait trop dure, ou inadaptée aux circonstances de l’époque actuelle. Il faut alors examiner ce qui fait le fond de cette loi, mais aussi poser la laïcité comme concept, c’est-à-dire en faire l’objet d’une problématique, d’un questionnement.
La laïcité n’est pas un état de félicité que l’on peut atteindre en dépassant les aléas de la sécularisation, ou en renforçant cette dernière. La laïcité n’est pas la radicalisation (l’emploi malvenu et inexact de ce mot est malheureusement à la mode) de la sécularisation. De la même façon, la radicalisation, non au sens médiatique actuel, mais au sens marxien de processus de découverte de la racine d’une pensée, d’une idéologie, d’une religion, est totalement étrangère à ce que j’entends par le mot laïcité. La laïcité n’est pas un processus de radicalisation, que ce soit au sens médiatique ou au sens philosophique.
La loi de 1905, dite de séparation des Églises et de l’État s’ouvre sur l’article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. » Les mots clefs sont ici liberté de conscience, libre exercice des cultes, ordre public. L’article 2 est plus essentiel encore en ce qu’il interdit le financement des cultes par l’État : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l'exercice des cultes. » Ce qui est important ici ce sont les non reconnaissance, non salariat et non subventionnement des dépenses relative à l’exercice des cultes. C’est cette coupure du lien financier entre l’État et les Églises qui est essentielle et fonde cette séparation. Sans cette mesure fondamentale, pas de coupure du lien ombilical entre les Églises et l’État. Il y aura bien entendu d’autres moyens pour les Églises de recevoir l’argent de l’État sous forme d’aides ou de dons : don d’un terrain à bâtir ou cession pour 1€ symbolique, subventions à la construction de bâtiments religieux, etc. Il ne s’agit alors pas simplement de contourner ce qui serait l’esprit de la loi, mais de subvenir à un besoin social et d’agir dans l’intérêt de l’ordre public, sans financer les dépenses relatives à l’exercice des cultes, ce qui peut être compris comme une autorisation de financer le lieu d’accueil et d’exercice desdits cultes. Tout cela est bien connu.
Mais qu’est-ce qu’un culte ? Ce mot bien français reste lié à la pratique religieuse, ou par imitation de cette pratique, aux formes de vénérations des vedettes de la télé-réalité, par exemple. Nous venant du latin cultus, qui signifie cultiver, soigner, honorer, le mot culte est attesté à partir du XVIe siècle[1]. Ainsi, le paysan cultive la terre et l’honore. Il en prend soin en vue d’une production permettant à son existence de perdurer, voire de s’épanouir. Il cherche à la faire fructifier, à recevoir les fruits de son travail. C’est ce sens qui passe dans le culte comme action de vénération, comme honneurs rendus à Dieu, à ses Saints ou à Marie (culte de latrie, de dulie, d’hyperdulie). Par métonymie ce premier sens va dériver pour désigner l’ensemble des rites rassemblant les croyants lors de l’office à l’Église, au Temple, à la Synagogue, à la Mosquée ou sous tout autre mode de rassemblement : il s’agit de la liturgie. De nos jours, nous avons un ministre des cultes et le mot est passé dans le langage courant pour désigner les différentes approches structurées du divin : catholique, protestante, musulmane, mais aussi bouddhique, orthodoxe ou d’autres communautés religieuses mineures en France. C’est à partir de cette référence religieuse et par métaphore que se construisent les cultes de l’argent, ou des stars de cinéma.
Une fois cela posé, il devient possible d’interroger le sens des démarches récentes de modification de la loi de 1905. En effet, que nous propose le gouvernement ? La lecture qu’en font ceux qui ont eu accès à l’avant-projet de loi apporte quelques éclaircissements sur cette question. La loi de 1905 a été amandées de nombreuses fois, une cinquantaine selon Philippe Portier, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’EPHE et spécialiste du sujet ; modifications plus ou moins importantes qui se répartissent en trois périodes : 1907-1908, sous le gouvernement de Vichy et au cours de la Ve République. Aucune de ces modifications ne peut être légitimement appelée « réforme », puisque le cœur de la loi n’a pas été touché. La fin de la prise en charge des cultes par l’État est toujours son moteur principal. Les articles 1, 2, 4 et 31 n’ont pour l’instant jamais été modifiés. Ils portent respectivement sur la liberté de conscience, la cessation du financement des cultes par l’État, l’organisation des cultes par eux-mêmes et l’égalité des peines encourues par les contrevenants : ceux qui empêchent de croire ou forcent à croire.
Quant à la méthode, il faudra y revenir plus en détail, mais l’on peut dire dans un premier temps que la priorité du gouvernement n’est pas de chercher à éviter les tensions (même s’il est souvent préférable de ne pas les attiser). Son devoir est de proposer une loi devant laquelle tous les citoyens seront égaux. Et bien entendu, il faudra être vigilant quant à la liberté d’expression qui pourrait pâtir d’une loi trop restrictive. S’il y a séparation des Églises et de l’État c’est bien pour que les Églises ne puissent bénéficier de capacités d’actions politiques directes envers l’État. Il faut donc que les modifications futures de la loi prennent ce point en compte. Face aux attaques que subit une laïcité mal comprise, il est malvenu de répondre en héraut de la laïcité, portant le costume du laïcard, mot semble-t-il inventé par l’anti-républicain Charles Maurras (auquel il semble également possible d’attribuer celui de « youpin ») pour critiquer le laïcisme comme forme de théologie d’État. Et sur ce point il n’est pas possible de lui donner entièrement tort, car il existe en effet une posture laïciste au sein de l’État et dans la société. Elle s’oppose aux clergés de toutes sortes. Cette position est ancienne et plonge ses racines dans la séparation entre le laïc et le clerc amenée par l’Église chrétienne depuis sa fondation institutionnelle. Le laïc étant posé comme inférieur en dignité et en grâce au clerc par l’Église, donc par le clerc, il en arrive à une posture d’opposant quand la foi se délite et perd de sa prégnance. Les laïcards sont anti-religieux, ce sont en quelque sorte les clercs de l’anti-religion et il est tout à fait erroné de les appeler laïcs. Souhaiter, comme certains d’entre eux, que les espace publics soient « neutralisés » et interdits à l’expression d’une religion quelconque est non seulement contraire à la loi de 1905, mais également en contradiction avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui est, depuis 1974, partie prenante de nos textes constitutionnalisés.
Certes, leur posture anti-cléricale vient en réaction de l’attaque de certains groupes qui ne sont ni fondamentalistes, ni radicaux, mais seraient plus justement nommés intégristes. Toutefois, cette opposition rejoue l’opposition du laïc contre le clerc, avec, dans le cas de l’Islam sunnite, nulle église, nulle hiérarchie ecclésiale constituée à attaquer. Dans ce cas, cette opposition devient islamophobe et mérite au moins une réflexion quant aux postures et moyens, semblent-il inappropriés, employés pour réagir à l’offensive salafiste. Peut-être serait-il intéressant de se poser non pas la question de l’Islam de France, comme s’il existait, mais celle de la constitution d’une Église musulmane de France, autour d’éléments capables de la former, à savoir les croyants Chiites, qui disposent d’une hiérarchie cléricale qu’il est possible d’interroger et de traiter de manière similaire aux Églises chrétiennes et aux autres confessions hiérarchisées, en l’associant au processus de révision de la loi de 1905. La prudence est de mise en ces affaires, mais le silence assourdissant de l’État à ce sujet soulève la question : peut-on, doit-on confondre le sunnisme et le chiisme dans un prétendu Islam de France ? Cette politique semble porteuse de nombreux problèmes qu’il serait peut-être temps d’affronter plutôt que de les esquiver au prétexte, certes stratégique, mais si peu politico-social d’approvisionnements en carburants fossiles (entre autres considérations).
S’il s’agit de préserver le libre exercice des cultes, il faut alors se référer à la définition donnée plus haut. Le culte c’est, d’une part, la liturgie : les étapes de l’office religieux, quelle que soit la religion concernée. Au cours de cette liturgie, il y a des moments où l’officiant peut porter son regard sur des faits de société ou sur la politique du gouvernement et exprimer son avis, au regard de la foi qu’il partage avec ses fidèles. Ces moments sont importants pour la vie de la nation. Encore faut-il qu’ils soient respectueux des limites légales liées à la liberté d’expression. C’est en cela que la loi peut être améliorée, mais certainement pas au détriment de la liberté d’expression telle qu’elle existe et qui est déjà bien suffisamment restreinte. Le culte a également une acception plus large, par métonymie. C’est l’association cultuelle et les activités de ses membres, dans le cadre de ladite association. Et en ce cas, il y a probablement des limites à rappeler ou à mettre en place. Il faut ici également être très vigilant sur les droits et libertés de ces associations cultuelles afin de ne pas les restreindre outre mesure, mais il faut tout autant prêter attention à leurs devoirs. Oui, la transparence financière sera un désagrément pour les comptables de ces associations, mais il semble que cela soit un mal nécessaire afin d’éviter au plus qu’il sera possible les malversations. En effet, la garantie du respect de l’ordre public peut dessiner des lignes plus contraignantes quant à la liberté d’expression au sein des cultes (dans les deux sens mis en avant ici), ce qui demandera de regarder le texte de loi avec attention. Quant au renforcement de gouvernance des associations cultuelle, elle devra se limiter au stricte nécessaire et non s’étendre au-delà d’une vérification du bon fonctionnement technique et juridique desdites associations. Enfin, la loi de 1905 pourrait autoriser les actions caritatives d’assistance aux personnes en difficultés sociales ou financières.
Il y a d’autres points qui sont avancés par l’article de l’Opinion[2], des moments importants qui sont peu ou pas du tout repris dans les autres medias. Le fait qu’il puisse y avoir une démarche obligatoire auprès de l’administration de l’État afin que celui-ci soit à même de déterminer si l’association cultuelle est bien ce qu’elle prétend ne me semble pas de nature à limiter l’exercice du culte. Évidemment, cela retend les rapports entre l’État et les Églises. Cependant, là n’est pas le problème. Cette séparation ne vise pas et n’a jamais visé à l’autonomie complète des Églises, mais à la bonne marche de l’État, s’extirpant du contrôle religieux (principalement catholique au XIXe siècle). Le fait qu’il soit possible de vérifier tous les cinq ans que l’association cultuelle n’a pas dévié de ses engagements et activités (l’exercice public d’un culte et son soutien) semble également un élément positif, tant que sa liberté d’expression n’est pas attaquée sans motif légitime (et légal). La disposition dite « anti-putch » est plus discutable. Doter une association d’un « bouclier juridique » contre une prise de contrôle « inamicale » semble complexe à mettre en œuvre de l’extérieur de ladite association. Si l’idée peut se comprendre afin de « lutter contre la captation de l’enceinte cultuelle par des prédicateurs radicaux » (il faudrait dire, comme rappelé plus haut : intégristes), elle est délicate à mettre en œuvre car il s’agit de dire aux association cultuelle la façon dont elle doivent choisir leurs ministres du culte, la modification de leurs statuts ou la cession d’un bien immobilier, prônant une délibération collégiale pour prendre une décision sur ces sujets. Si l’on peut aisément voir ici une volonté de poussée démocratique dans l’association cultuelle, il serait bienvenu de se garder d’imposer cette démocratie interne et de chercher plutôt à obtenir l’adhésion des concernés afin qu’ils modifient par eux-mêmes leur fonctionnement, en comprenant les avantages que cela leur apporte (et en faisant l’hypothèse de leur bonne foi). Un ajout intéressant pour toutes les associations de loi 1905 est la subvention (à quelle hauteur ? Ce n’est pas précisé) des travaux de rénovation énergétique et de réparation des locaux de l’association. Quant à la partie « police des cultes » elle devra être suivie avec attention en ayant en tête le respect de la liberté de culte, mais aussi celui de la liberté d’expression et des libertés publiques. Que la loi sanctionne plus sévèrement les délits est une chose, encore faut-il qu’elle protège les citoyens et non qu’elle les enferme. Enfin, parmi les points soulevés par les représentants de cultes, mettons en exergue celui qui est le plus problématique. « François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France » nous dit : « Il ne faudrait pas que sous prétexte de traiter un culte, des dispositions soient prises pour tous les autres. » L’égalité de tous les citoyens devant la loi aurait-elle si peut d’importance ? Il paraît au contraire évident que si des mesures sont prises, elles doivent impérativement être communes à tous les cultes et concerner toutes les associations cultuelles. C’est peut-être en cela que réside la plus grande difficulté des concertations à venir.
Je voudrais maintenant faire un point sur l’expression de « vivre ensemble ». Elle me paraît tout à fait fautive, par manque de réflexion à son sujet. Vivre ensemble c’est faire des personnes, c’est-à-dire des individus constitués qui partagent une réalité quotidienne, des avatars du « même ». Cet « ensemble » est le propre des communautés et non des citoyens (qui ne vivent à l’évidence pas ensemble). L’expression vivre ensemble cache l’altérité de l’autre avec qui je vis sous le masque communautaire. Il s’agit d’un fantasme irréel, d’un vœux pieu et non d’une conduite lucide. Vivre ensemble ce n’est pas républicain, mais c’est par contre le modèle communautariste basé sur le principe de tolérance d’origine anglaise, puisque l’accent est mis sur cet ensemble et non sur le citoyen qui n’est pas un autre moi-même, ce « même » avec qui je vis dans mon petit monde communautaire, au mépris des autres et de leur citoyenneté (différence essentielle entre la citoyenneté issue de la Révolution française et la qualité de sujet de la couronne britannique qui est toujours le statut juridique de nos voisins). Et ce propos ne s’adresse pas uniquement aux communautés cultuelles, qui peuvent sous certains aspects y être reconnues, mais également à cette élite qui gouverne au nom d’un peuple qui la désavoue depuis plus de deux mois avec une régularité et une force qui étonnent tous les commentateurs sérieux. Sur les ronds-points, et maintenant partout où ils le peuvent et ce malgré les conditions hivernales, ils ne vivent pas ensemble, ils sont les uns avec les autres. Et c’est cet être-avec-l’autre qui est l’expression permettant de désigner ce que masque le vivre ensemble : l’altérité. Être-avec-l’autre c’est partager nos différences, c’est accepter que cet autre soit différent de moi et que nos rapprochements se fassent sur des constats communs économiques, sociaux, politiques et non communautaires, raciaux, religieux, dogmatiques. Il ne s’agit pas de simplement tolérer cet autre « moi-même » avec lequel on m’a assigné une vie ensemble, car cela met en place un espace d’exclusion réciproque : simple coexistence d’individus qui se tolèrent. Il s’agit de créer un lien de coopération entre les individus qui leur permet de se coordonner et de se compléter les uns-avec-les-autres, unis dans un projet commun qu’ils partagent et construisent tous, chaque un d’eux, plutôt que d’être convoqués à l’adhésion du projet qu’un autre leur impose par le haut.
Cependant, pour cet être-avec-l’autre, il faut une morale. C’est-à-dire un ensemble de prescriptions permettant d’orienter l’action dans le sens de la coopération et de la coordination des uns avec les autres. De cette morale il ne peut être dit grand-chose pour l’heure, c’est un immense chantier pour ceux qui pensent la société dans une perspective d’émancipation. Elle ne peut être chrétienne, ou musulmane, ou juive, ni même bouddhiste ou autre, mais devra emprunter certains traits à l’existant, ne serait-ce que parce qu’il sera quasi-impossible de faire table rase de plusieurs milliers d’années de pensée morale. Sera-t-elle encore humaniste ? Telle est la question au vu des enjeux environnementaux et de la perspective de l’extinction de l’humanité (parmi de très nombreuses espèces) du fait de ses propres actions. La question reste ouverte, toutefois il faudra s’attaquer à des tabous de la pensée issue des Lumières, car l’Homme ne peut plus être au centre de toutes nos préoccupations, en face de l’évidence d’enjeux qui dépassent la durée de vie de l’espèce sur une planète qu’il ne sait pas (encore) habiter avec raison (ou plutôt, harmonie). Quant à la fuite hors de la Terre pour d’autres horizons, c’est un mythe qui n’existe que pour exalter les folies de quelques libertariens milliardaires.
Qu’en est-il alors de la laïcité ? Comme départ de la réflexion, reprenons les mots d’Alain Cabras : « la laïcité, notre principe de vie collective, est le CADRE dans lequel nous allons pouvoir appréhender la mondialisation qui est chez nous, désormais, et qui nous rend schizoïdes, mais ce cadre ne doit pas être laissé aux seuls juristes »[3]. C’est toute la question. Le débat est presque confisqué par les juristes et les représentants des cultes, qui s’expriment sur un avant-projet de loi. Or le regard qu’il s’agit ici de porter sur la laïcité est d’ordre philosophique. Les thèmes mobilisés par Alain Cabras sont essentiels : le besoin de reconnaissance, la laïcité comme espace, l’identité dynamique. Voyons ce qu’il est possible d’en faire, en sortant de son propos managérial.
Le premier thème est celui de la reconnaissance réciproque (Hegel : se reconnaître comme se reconnaissant réciproquement humains). Être reconnu par ceux que je reconnais à mon tour, « loin de la menace identitaire du prosélytisme, peut fonctionner ». Il s’agit là de la reconnaissance sociale, pleinement sociale et non simplement visuelle, au loin, d’un autre être humain (dans ce cas, il s’agit de la reconnaissance simple, sans réciprocité). « Là où le dogme et le prosélytisme n’entrent pas, la réciprocité peut exister », ajoute Alain Cabras avec raison. Il s’agit de ne pas traiter une croyance comme supérieure ou prioritaire par rapport à une autre. Mais il s’agit tout autant de n’en nier aucune. Par contre, en disant que « la reconnaissance c’est lire l’autre pour mieux se lier, c’est créer du lien », notre auteur confond les deux étymologies données au mot religio. La première cicéronienne de relegere, relire[4]. Et la seconde, nous venant de Lactance, religare, relier, fagoter, ligoter[5]. Deux sens bien différents de religio, mot latin et issu de la civilisation romaine, qui n’a que peu à voir avec ce que nous nommons religion (depuis Lactance). La reconnaissance ne crée pas de lien, c’est la réciprocité de la reconnaissance qui lie deux ou plusieurs individus.
La question de l’espace, quant à elle, nous renvoie à d’autres difficultés qu’il ne sera pas possible de développer ici. Cependant, l’on peut en dire quelques mots. Il s’agit de la constitution de l’espace tel que l’individu le produit par sa perception de ce qui l’entoure. Chaque un de nous produit son propre espace, dans lequel il est en relations avec d’autres, dans un ensemble de relations de reconnaissances simples ou réciproques (et également de relations avec tous les objets, bâtiments, véhicules, faune, flore que l’individu inclut dans le champ de sa perception). Dans cette optique, il est possible de penser l’espace de la laïcité comme une production interpersonnelle permettant d’être-avec-l’autre en relation de reconnaissance réciproque, ce qui permet de déployer la liberté de conscience de chacun, dans le respect de celle des autres. Voici le cadre, si cette métaphore a encore un sens, dans lequel il s’agit de parvenir à entrer en relation avec les autres, à être-avec-eux.
Troisième thème, celui de l’identité dynamique. Il semble en effet nécessaire de nos jours de ne pas nous attacher trop fortement à une identité bien précise. Mais il ne faut pas non plus faire œuvre de naïveté en pensant que cette dynamique n’est pas au cœur du néo-capitalisme et de son management. Si en effet, les identités fortes sont vues comme excessives et sont appelées à la modération, c’est pour faire place aux marchandises qui doivent atteindre toutes les couches sociales, malgré leurs disparités ; et au sein de ses couches sociales, toutes les identités qui les composent. Moins de disparité statique, plus de dynamique, c’est un accès plus facile à la marchandise. Il faut cependant remarquer que le repli identitaire est un souci prenant de l’ampleur dans de nombreux pays d’Europe et d’autres continents. Cette peur vient de la présentation de l’étranger comme concurrent pour le travail rémunéré. Mais cela n’est qu’un prétexte insensé qui ignore que la quantité de travail diminue depuis des décennies en France, alors que la population augmente et que son taux de qualification dépasse de plus en plus les attendus du travail en entreprise. Dans ce contexte, en effet, s’en tenir à une identité d’ingénieur est délicat quand on ne trouve que des travaux de technicien. Il faut faire preuve de plasticité identitaire, ne pas avoir peur de changer de couche sociale, le plus souvent vers celles qui sont inférieures. On ne compte plus les caissières de supermarché (en voie de disparition, concurrencées qu’elles sont par des automates) qui ont accompli un cycle voire deux d’études supérieures. Toutefois, cette identité dynamique reste une force pour affronter cette société dégradante. Car ne pas parvenir à s’adapter, c’est risquer la rupture (notamment de contrat, mais aussi de santé). D’où les injonctions à la souplesse dans le travail. Alors, peut-être est-il possible d’imaginer une forme d’identité dynamique positive qui serait celle d’une libre conscience entrant en relation réciproque avec une autre libre conscience dans le cadre d’un espace laïque ? En cet espace, elle peut remettre en cause ses attendus, son identité, et trouver d’autres façon d’être-avec-l’autre.
Avant d’être un principe à suivre, ou un concept à étudier, la laïcité est une attitude, une manière d’être, une pratique sociale. Cette ouverture à l’autre visant un être-avec-lui est le cœur d’un travail permettant à la liberté de conscience de s’exprimer dans le respect de chacun. Avec la laïcité, il ne s’agit plus de poser la question de la lutte. La lutte, c’est la question des laïcistes. Mais il s’agit de poser la question des conditions de possibilité de l’émancipation, en présentant la laïcité en tant que pratique d’un collectif social adoptant l’attitude désignée ici sous le nom d’être-avec-l’autre, et ce faisant, ouvrant un espace d’émancipation. Cet espace laïque se met en place comme espacement, comme ouverture (dans le vocabulaire de Heidegger, il s’agit « la clairière de l’Ouvert »[6]), comme apport de lumière dans l’ombre de la forêt : ouverture, dégagement de la clairière, en vue de « l’habiter »[7]. Cet habiter, qui est un espace gagné sur la tradition, est une dynamique sociale qui devient possible grâce au processus de sécularisation qui le précède et au sein duquel entre en jeu le laïcisme en tant qu’anticléricalisme. Une fois cet espace établi, ce n’est plus un espace d’opposition, mais un espace permettant une liberté de penser hors des cadres conservateurs dans lesquels nous vivons et avons été élevés. Bien souvent, ce geste de sortie se produit contre ce dont nous tentons la sortie, tout contre (selon le mot de Sacha Guitry).
Toutefois, cet espace de penser est impossible si nous restons sous la coupe de la tradition, si nos épaules ne sont pas, au moins en partie, allégées de la charge du dogme (qu’il soit religieux, politique ou économique), ou plus largement, de la prescription morale qui reste non-interrogée, des interdits dont la dernière limite explicative est la foi (quant à la question « pourquoi ? » il ne peut être répondu que « parce que c’est écrit », ou « parce que le chef l’a dit », ou « parce que c'est la tendance du marché »). La laïcité c’est donc l’Ouvert comme territoire non pas vierge, mais au moins en partie libéré, dégagé, aménagé. La main de l’homme produit cette ouverture, en mettant en œuvre la séparation, en dégageant la clairière (avec des outils) : il s’agit de la constitution technique d’un « milieu associé »[8]. Cependant, et pour filer la métaphore, la superficie et la forme de la clairière dépendent de celles et de ceux qui la taillent dans la forêt des traditions. Elle n’est donc pas vierge d’idéologies (ou de croyances) et ne peut en aucune façon l’être. La laïcité a une visée émancipatrice et c’est dans la clairière comme ouverture, comme espacement dynamique, que cette émancipation peut éventuellement advenir. C’est une pratique, une individuation psychique et collective (Simondon), qui permet d’éviter le repli identitaire, y compris celui qui est nommé « retour du religieux ». La laïcité telle que je la défends ici est la possibilité d’une ouverture sur un ailleurs (un possible). Ce n’est pas un « retour » à une position antérieure qu’il s’agirait de raviver : elle n’est pas réactionnaire. Elle est la possibilité, et n’est que cette possibilité, de nous offrir une localité et une temporalité qui se concrétisent en une opportunité de pouvoir remettre en cause nos croyances. Elle est la mise en place, la disposition des conditions permettant l’élaboration d’une parole inadvenue.
[1] Saint Augustin, De la Cité de Dieu, I, Livre X, Chapitre 1, Nicolas Chesneau, Paris, 1570, p. 276 (traduction de Gentian Hervet).
[2] L’Opinion, « Loi de 1905, Les choix de Macron », 5 novembre 2018.
[3] Les Echos, « La laïcité au futur », 10 décembre 2017.
[4] Cicéron, De Natura Deorum, 2, 28, 71.
[5] Lactance, Institutions divines, IV, 28, 3.
[6) Martin Heidegger, « La fin de la philosophie et la tâche de la pensée », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1976, p. 298.
[7] Martin Heidegger, « Bâtir habiter penser », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 170.
[8] Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1958.