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Où il est question de nous, terriens, face au semblant de monde qu'on nous a légué et qu'on nous fait

L'architecture comme fonction sociale

Rédigé par Laurent Maronneau / 12 octobre 2018

Texte d'une intervention donnée au Colloque « Philosophie et architecture », organisé par l'association Philosophie la Passante au Centre National Audiovisuel de Dudelange, Luxembourg.

 

Je ne vais pas vous parler de l’architecture telle qu’elle est (je ne suis pas particulièrement compétent dans ce domaine), ni telle qu’elle devrait être (ce serait présomptueux de ma part), mais telle qu’elle pourrait être, si nous prenions sérieusement en compte le fait que la description de l’espace faite par Newtown est obsolète, bien qu’elle reste cohérente à notre échelle, ce qui n’est qu’un phénomène superficiel et sensible, donc lié à notre perception du monde, non à sa réalité.

Erwin Panofsky a consacré son ouvrage Architecture gothique et pensée scolastique (1951, traduction et postface de Pierre Bourdieu en 1967), à l’analogie structurelle entre les sommes théologiques et les cathédrales gothiques (1130-1270).

Martin Heidegger a critiqué vertement, et par avance, cette analogie dans son cours de 1936 sur Schelling, disant que cette comparaison est parfaitement absurde. Il y a inversion du schéma : les cathédrale se construisent sur une base large et montent vers le ciel, le pointant de leurs flèches. Les sommes théologiques partent du point culminant, Dieu, pour s’élargir dans leur constitution à la vie humaine pratique et éthique. L’ordre régissant leur construction, celle des cathédrales et celle des sommes, est inverse.

Je ne vous parlerais donc pas de somme architecturale, mais plutôt d’architecture relationnelle. Et pour ce faire, je ne parlerais pas non plus de l’architecture comme art du temps, bien que cela soit présupposé dans mon discours, car l’architecture est faite pour un usage et il ne peut y avoir d’usage figé dans le seul espace, privé de temporalité. L’usage, par définition, implique la dimension temporelle. Mais pour des raisons, précisément de temps de parole, je vais en rester à l’usage spatial de l’architecture, sans expliciter la dimension temporelle qui y est imbriquée, de par le fait même que je vais parler de cet espace comme d’une relation. Si une relation peut être figée à un instant t, et, pour ainsi dire, prise en photo, elle a pourtant généralement tendance à se déployer dans l’espace-temps.

Voulant se démarquer de sa propre tradition, l’architecture moderne peut être comprise comme la poursuite, ou la continuation du libéralisme (du phénomène de rupture de la modernité). Il est possible d’y reconnaître un refus de l’ancien et des règles précédentes : architecture classique, médiévale, néo-classique, etc. Ce geste peut être compris comme le prolongement du geste d’émancipation petit bourgeois de l’architecte, vis-à-vis des attendus de l’aristocratie ou de l’Église. Il peut aussi se comprendre comme la réponse de l’architecte à ses commanditaires bourgeois, poursuivant leur émancipation du monde ancien, gouverné par d’autres maîtres. On pourrait alors parler de l’architecture moderne comme sortant de la période troublée de la Révolution française.

Cependant, il faut remarquer que cette architecture nouvelle ne semble émerger que sur la fin du XIXe siècle, par exemple, avec la Tour Eiffel. Elle semble plutôt découler de la révolution industrielle et des nouveaux matériaux qui l’accompagnent, fer, acier, béton armé, que de la révolution française. Si cela est exact, peut-être que l’architecture pourrait suivre d’autres principes que ceux qui l’ont faite jusqu’à nos jours.

C’est ici que je bifurque pour vous parler de l’espace post-newtownien et qui sait, peut-être aller plus loin, vers l’espace comme relation. C’est avec Heidegger, et suite aux avancées de la physique du début du XXe siècle, que l’espace est conçu différemment de ce que nous avait apporté Newton, c’est-à-dire un espace en tant que référentiel absolu à l’intérieur duquel nous somme positionnés par rapport à un cadre, un référentiel qui permet de mesurer des distances en se basant sur ce cadre : l’espace est une boite, dans laquelle les objets de notre attention évoluent. En distinguant Sein in et In-Sein, Heidegger fait la différence entre le placement des choses Sein in, « à l’intérieur de » (le manteau dans l’armoire, l’eau dans le verre, nous dans cette salle) et le mode d’existence du Dasein, de l’existant qu’est l’homme, qui est In-Sein, c’est-à-dire, « dans » le monde. Heidegger dit que l’être dans (In-Sein) « désigne une constitution d'être du Dasein, c'est un existential. »1

L’être dans le monde (In-Sein) n’occupe pas un espace à côté d’autres êtres, espace qui serait Newtonien. Cependant, c’est le cas des êtres à l’intérieur du monde, car ils peuvent manifestement être localisés par rapport à un référentiel absolu, comme peut l’être le corps du Dasein, notre corps. Heidegger délimite le Dasein par rapport à un mode d’être dans l’espace qui est associé à l’intériorité. Il n’est donc pas localisable géométriquement. Ce mode d’être est ce qu’il va nommer le souci ou la préoccupation.

Sur cette base, décrite à l’emporte-pièce et sans doute trop rapidement, je voudrais faire un pas de plus en prenant en compte les apports de la physique contemporaine. En effet, les équations de la mécanique quantique « ne décrivent pas ce qui arrive à un système physique, mais seulement comment un système physique vient influencer un autre système physique2». Il n’y a plus de référentiel absolu, mais un relationnel en constante évolution (si l’on accepte de quitter l’espace de Hilbert utilisé en mécanique quantique pour aller vers un espace conçu comme champ gravitationnel, tel que nous le propose la théorie de gravitation quantique à boucles, s’appuyant sur la relativité générale d’Einstein). Je dirais encore, en allant sans doute trop vite, que si tout est pris dans un relationnel, dans un champ, tout est en quelque sorte In-Sein, à l’instar du Dasein. Alors, peut-être que ce qui est Sein in, à l’intérieur de, ne l’est que par construction mentale : nous posons un référentiel absolu là où il n’y en a pas, afin de faciliter notre compréhension du monde. L’espace n’est pas indépendant des objets et êtres qui s’y trouvent. C’est nous qui créons, par nos relations, par nos pratiques relationnelles, un espace englobant.

C’est dans le cadre conceptuel de cette dépendance relationnelle, dans le champ gravitationnel, que je vais essayer de formuler quelques raisonnements concernant l’architecture. Il y a au moins deux niveaux d’interprétation à distinguer. Le niveau physique de la relation, la strate causale, où sont pleinement actives les lois de la physique. Il y a des règles d’ordre causal à respecter en architecture, comme la résistance des matériaux, mais aussi celle du sol, qui demande souvent des fondations conséquentes permettant la stabilisation de l’édifice. Cette strate soutient et donne un cadre de vie, une façon d’habiter, à la strate sociale qui fait usage de l’édifice. Il y a toujours une fonction sociale à une construction architecturale : le travail pour les usines et immeubles de bureaux, la religiosité pour les édifices cultuels, la culture au sens large pour les bibliothèques et musées, la politique et la justice pour les palais dédiés à ces usages.

Cet espace dont je viens de parler est une production. L’architecture produit des espaces sociaux. Elle est elle-même une production, mais une production en vue de produire une activité sociale. On peut dire aussi, accueillir. Mais cela retire l’imprévu inhérent à l’appropriation que fait un collectif d’un espace qui lui est offert. Il n’y a pas d’emblée adéquation entre la visée de la production architecturale et l’usage qui en sera fait (il faut des gardiens d’immeubles et de musée pour que l’usage réel reste aligné sur la visée architecturale). L’architecture est donc production d’espaces, d’espaces sociaux, donc collectifs. Même si certaines parties de ces espaces peuvent être appropriés de façon privative, ils restent sociaux. Ces espaces sont ouverts (il y a des fenêtres, des portes, divers accès), ils sont orientés afin de prendre place dans le tissus urbain, ils sont la production d’une mise en relation architecturale des édifices les uns par rapport aux autres, mise en relation qui devient urbanisme.

Les collectifs sociaux que j’évoque ne sont pas ici à l’intérieur d’un espace architectural « designé », mais dans, ou plutôt en relation avec l’espace produit par l’architecture. Cet être-avec est une production de l’architecte qui offre ainsi un agencement de volumes et d’espaces à l’activité sociale. Cet architecte pourrait être un collectif. Mais il se trouve que ce sont plutôt des individualités qui sont mises en avant et célébrées : Le Corbusier, Antoni Gaudi, Jean Nouvelle, Wang Shu, Roland Castro et tant d’autres.

Si l’architecture est une fonction sociale, et si l’on veut que sa visée soit adéquate aux attentes des collectifs concernés, la question serait alors : comment faire en sorte que cette fonction sociale soit prise en charge collectivement ?

 


1  Etre et temps, §12, p. 63.

2  Carlo Rovelli, Par-delà le visible : la réalité du monde physique et la gravité quantique, Paris, Odile Jacob, 2015, p. 127.