Dialectique du seigneur et du serf
Rédigé par Laurent Maronneau / 10 septembre 2017
Tout comme le valet (ou le précepteur) est au service d’un maître, le serf est au service d’un seigneur féodal. Cette interprétation de la célèbre dialectique hégélienne sera placée sous le regard politique de l’émancipation du serf, par le processus historique de sortie de la servitude féodale dans les campagnes françaises.
« La querelle de la réalité ou de l’irréalité du penser – qui est isolé de la praxis – est un problème purement scolastique. »1
Le contexte de la dialectique
Le seigneur est celui dont dépendent des terres et des personnes. La forme romane ancienne est sendra (du latin senior signifiant « ancien » ou « plus âgé », et qui donnera sendre, puis sire), telle qu’on peut la lire dans les Serments de Strasbourg (842). Le seigneur est le maître et possesseur (propriétaire) d’un domaine terrien et de tout ce qui s’y trouve : ressources, bâtiments, animaux, habitants, etc. Nul n’échappe à son autorité et il a droit de vie et de mort sur tout ce qui vit sur ses terres, bien qu’il doive composer avec le prêtre. Le terme allemand de Herr signifie, selon les contextes et les époques, gentilhomme, monsieur, maître, seigneur, souverain. Les trois derniers pouvant se rapporter directement à la situation du seigneur féodal. Quant au terme Herrschaft, il signifie le domaine seigneurial, la seigneurie, la prééminence, la domination, la maîtrise. Ici aussi, la correspondance avec les qualités du seigneur féodale est remarquable.
Le serf est celui qui doit des servitudes. Issu du latin servus, « esclave », il sera également en bas latin le « serviteur de Dieu », avant de devenir celui du seigneur, sous la forme serw (dans la seconde moitié du Xe siècle) qui signifie serviteur. Le serf est assujetti, soumis au seigneur. Il est attaché à une terre dont le travail qui y est produit et les biens qui s’y trouvent, appartiennent au seigneur. Dans le vocabulaire religieux du XVIe siècle, serf signifiera « déterminé à l’avance », mais cela nous fait avancer trop loin, à une époque où la féodalité est déjà finissante. L’allemand Knecht se traduit serviteur, valet, domestique ou même familièrement, plouc. Et Knechtshafft signifie servitude ou esclavage. Ces deux mots correspondent parfaitement à la situation du serf.
C’est dès le règne de l’empereur Louis Ier (814–840), dit « le Pieux » ou « le Débonnaire », enfant et successeur de Charlemagne, que les révoltes de ses fils et les guerres civiles commencent la désagrégation de l’unité impériale. Avec le partage de l’empire carolingien (après sa mort), non pas en trois, mais en quatre (Francie orientale pour Louis II, Francie médiane pour Lothaire Ier, Francie occidentale pour Charles II et royaume d’Aquitaine pour Pépin Ier ; Pépin parvenant à imposer sa succession contre Charles, en 845), le pouvoir des propriétaires fonciers va prendre son essor. En effet, le pouvoir central fort de l’empire se délite lentement dans des royaumes séparés, dont les rois n’ont pas l’autorité qu’avait Charlemagne. Le pouvoir politique dépend du pouvoir économique qui est détenu par les propriétaires fonciers. L’autorité du roi passe aux comtes au cours du Xe siècle et ces derniers la perdent au profit du pouvoir foncier au tournant des Xe et XIe siècles. Ils doivent se faire propriétaires fonciers pour regagner leur autorité, dans un territoire dont les terres sont déjà aux mains des seigneurs châtelains qui disposent du pouvoir économique, c’est-à-dire des capacités de production de nourriture et de biens marchands, dans leurs seigneuries. Cette période historique voit la naissance du système vassalique, outil du renouveau de l’autorité des comtes et ducs sur les propriétaires fonciers.
C’est une période de bouleversements sociaux. Des titres sont perdus, des familles s’élèvent. Ceux qui embrassent avec les meilleures dispositions la période féodale sont ceux qui ont le mieux exploité leurs populations. Un nouvel ordre s’est substitué à l’ordre ancien, impérial, par nécessité économique. L’autorité nouvelle est celle du grand propriétaire foncier, car il assume désormais les fonctions de protection qui ne sont plus assurées par le pouvoir royal. Il assume également les fonctions publiques et devient chef politique et militaire de son domaine. S’il engage des conflits armés, c’est pour garantir que l’économie de son territoire perdure et fleurisse. Son succès se construit sur le travail de ceux qui deviennent ses serfs dans l’économie féodale, ainsi que sur la rentabilité de ses terres. Cette organisation prend la forme du fief et de la tenure, de la plus petite unité politique et de la plus petite unité économique. C’est le jeu de ces deux consciences, celle du seigneur (le vassal, qui a délégation des pouvoirs du propriétaire du fief) et celle du serf (exploitant de la tenure), que nous allons examiner avec Hegel.
Domination par les servitudes
Le seigneur est conscience pour soi, mais en relation avec la conscience du serf, par la médiation du travail de ce dernier.2 Le serf a perdu le combat pour la reconnaissance et s’est soumis au seigneur, afin de préserver sa vie : il a pour essence d’être-pour-un-autre ; il est astreint aux servitudes au profit de son seigneur. C’est le travail du serf qui fait vivre le seigneur, comble son désir. Le seigneur est l’être-pour-soi, dans le rapport tautologique du moi au moi. Mais dans le même temps, s’il est l’être-pour-soi, c’est par la médiation du serf. Il se rapporte ainsi immédiatement aux deux moments que sont, premièrement, l’objet de son désir, la chose, secondement, le serf ; et il se rapporte en même temps médiatement aux deux, l’un par l’autre : à la chose par la médiation du serf qui la travaille, au serf, par la médiation de la chose qu’il consomme. La médiation de la conscience de soi du seigneur passe par l’extériorité d’une autre conscience de soi, celle du serf. Le serf n’acquiert sa « subsistance-par-soi » (selon la traduction que Bernard Bourgeois donne pour Selbständigkeit) que dans la chose. Il dépend de la chose qu’il travaille pour que le seigneur puisse la consommer, et ainsi réaliser son désir. Il y a donc jeu entre le procès de production et le procès de consommation. Le travail du serf n’est pas négation de la chose, mais transformation de cette dernière, pour la consommation du seigneur, qui la nie en assouvissant son désir (pure négation de la chose). Le serf est donc empêché de jouir, son travail est un :
« désir réfréné, disparition retardée ».3
C’est précisément parce que la reconnaissance n’est pas redoublée qu’elle est inégale et unilatérale. Si le seigneur est pure puissance négative (pur consommateur), anéantissement de la chose engloutie par son désir, le serf n’est que dépendance à la chose, qu’il ne peut que travailler pour autrui (pur producteur). L’activité du serf est inessentielle, car il n’y réalise pas son désir, mais celui du seigneur, dont l’activité de consommation, elle, est essentielle, car jouissance totale de la chose. La vérité du seigneur est donc le serf, qui permet son existence libérée de la production de subsistance.
« la vérité de la conscience indépendante est la conscience servile. »4
Signe que l’époque est sur le point de commencer la sortie de la féodalité : le serf devient conscient de son pouvoir de transformation de la chose, de son pouvoir économique de producteur. La conscience servile :
« se transformera, par un renversement, en véritable indépendance. »5
Mais ce renversement ne sera ni aisé ni rapide. Il faudra s’émanciper de la condition de serf pour devenir homme libre, paysan assujetti à l’impôt, mais libéré de la servitude.
La peur
Sur un autre plan, ce qui détermine aussi le serf dans son être est la crainte du seigneur. Ce dernier a droit de vie et de mort sur ses subordonnés et cela éveille la peur dans la conscience du serf. L’explication du processus précédemment exposé est la suivante : l’être-pour-soi devient être-pour-autrui, pour le seigneur, dans l’espoir de rester en vie. Par cette angoisse intime, la volonté du serf a été dissoute pour s’aligner sur celle du seigneur. En se réalisant dans chaque acte du quotidien, cette angoisse supprime le rapport du serf à la chose qu’il travaille : elle est toute et entière pour le seigneur. Le serf perd ainsi son rapport à l’être naturel pour devenir simple outil du seigneur. Toutefois, c’est en cultivant qu’il va se cultiver (jeu de mot sur le double sens de la Bildung).
Émancipation du serf
Dans le monde féodal, la concurrence des fiefs entraîne un défrichement qui, associé à une poussée démographique, augmente la production des tenures. Ce saut quantitatif, puis qualitatif de la production rend possible une situation de dépassement du politique par l’économique. Le producteur, le serf, pourrait s’enrichir, ce qui menacerait la structure politique. Aussi, cela sera empêché : il n’y aura pas de promotion verticale du serf. Cependant, ce dernier parviendra à s’organiser par un réseau horizontal d’échanges :
« par un circuit de la marchandise qui permettra une double désaliénation du serf : comme producteur (richesse du laboureur, paysannerie aisée) et comme producteur d’un autre système politico-économique (mouvement communal). »6
Au cours de la même période de transformation de la société féodale, le seigneur dont nous parlons est devenu le vassal d’un grand propriétaire foncier qui lui délègue le pouvoir économique sur un fief, pour qu’il contrôle l’enrichissement du serf (et que cela lui permette de continuer de consommer sans produire, ou plus qu’il ne produit, puisque le seigneur dispose de terres qui sont exploitée en son nom : la réserve). Le vassal est le gestionnaire, l’entrepreneur qui garantit la production économique au pouvoir politique. Il est très rarement un ancien serf, devenu intendant, puis anobli : celui-ci a accompli le renversement de sa situation et est devenu seigneur, ayant été serf ; mais le seigneur n’a pas été déchu, au contraire, il a également été promu. C’est la continuation de la relation du possédant et du gestionnaire, comme pourrait l’être, de nos jours, la relation du propriétaire des moyens de production et du directeur d’entreprise.
Dans le système féodal, le serf peut se libérer de son servage quand, laboureur économe, il parvient à racheter sa liberté d’homme. Toutefois, il ne faut pas que le chevalier le plus pauvre soit plus démuni que le laboureur le plus riche, car cela rendrait possible une inversion des situations : l’économique pourrait se munir de sa propre structure politique et évincer le seigneur. La promotion sociale est donc politique (à l’intérieur de la noblesse) et le seigneur ne saurait tolérer qu’elle fût économique.
« Le pouvoir du vassal est l’aliénation du serf. »7
Qui plus est, bien que le seigneur travaillât aussi la terre et requît les bras de ses serfs dans le cadre des servitudes, un changement s’opère aux XIIe et XIIIe siècles : le seigneur du fief cesse de travailler la terre et transforme les terres qu’il exploitait (la réserve) en tenures supplémentaires, qu’il loue. Le seigneur du fief cesse alors totalement d’être producteur pour devenir consommateur à part entière. Le serf, quant à lui, passe progressivement d’une obligation de servitudes à une redevance qu’il paie (pour la terre qu’il exploite comme pour l’émancipation qu’il s’achète). La relation du paysan (devenu libre) et du seigneur tend alors à s’inverser, car ce dernier n’est plus que rentier de la terre, alors que le pouvoir économique est toujours plus important du côté du paysan. Toutefois, si leur relation s’inverse, leurs positions restent socialement identiques : le serf ne prend pas la place du seigneur, il s’émancipe dans une autre direction que celle du remplacement du seigneur.
Dans le même temps, l’économie de subsistance devient économie de marché : les denrées et biens s’échangent, alors que précédemment, les fiefs étaient quasiment autarciques (ce sont les prémices du commerce marchand, activité qui échappe totalement au contrôle du seigneur). Il est alors possible d’affirmer que le pouvoir du seigneur est subordonné au numéraire, car il a besoin d’argent : rentes, redevances, impôts, taxes ; et qu’il ne travaille plus la terre : c’est l’équivalent général qui devient le véritable maître. Dans un même geste, le serf s’est émancipé politiquement et le paysan s’est enrichi économiquement. Cette nouvelle économie, liée à l’autonomisation économique et politique du serf, va lentement déprécier la valeur foncière au profit de l’échange marchand.
Formation et culture
C’est donc par le travail que le serf acquiert la conscience de son indépendance, car il peut façonner la chose, la niant partiellement en la travaillant. La chose ainsi travaillée (rapport négatif partiel à la chose) est remise au seigneur, mais dans l’intervalle, le serf a gagné une expérience, un savoir-faire, une pratique artisanale, qui va croître en valeur d’usage, puis en valeur d’échange. Il n’est plus simple outil, même s’il le reste dans l’esprit du seigneur, il a acquis un début d’autonomie ; et plus son savoir-faire sera étendu ou spécialisé, plus le seigneur sera dépendant de son travail. La conscience du serf devient être-pour-soi dans la négation de la puissance du seigneur que constitue son savoir-faire, son travail. L’émancipation du serf commence par la prise de conscience de son pouvoir sur le seigneur, pouvoir de négation lié à la qualité croissante de son travail.
Alors qu’elle était tremblante devant le seigneur, la conscience du serf se crée son propre être-pour-soi, qui tend à n’être plus être-pour-autrui : elle finit par ne plus trembler. La conscience du serf peut s’affirmer, affirmer son indépendance, commencer à quitter la tutelle du seigneur. Si dans le travail qu’elle effectuait pour le seigneur, la conscience du serf paraissait extérieure à soi, transformant la chose pour le seigneur, elle trouve maintenant son originalité, sa singularité dans son travail pour-elle-même : le résultat de son travail est singularité qui lui permet de se reconnaître comme singularité. C’est, à proprement parler, la naissance de l’artisanat comme activité économique (dans le cadre féodal) ; un élément de plus permettant l’émancipation du serf.
« Pour une telle réflexion sont nécessaires ces deux moments, celui de la peur et du service en général, comme celui de la formation ; et tous les deux doivent aussi exister d’une façon universelle. »8
En effet, sans la discipline (servitudes et obéissance), « la peur reste formelle » et ne peut être vécue comme réelle. D’autre part, sans la formation (Bildung) :
« la peur reste intérieure et muette, et la conscience ne devient pas conscience pour elle-même. »9
Le travail du serf devenu artisan est une production qui est son pur être-pour-soi. Il est défini par son activité productrice. Ce travail fait quitter au serf émancipé politiquement sa situation angoissante de subalterne absolu, d’outil et de propriété du seigneur. Le travail de l’artisan, pure forme de l’être-pour-soi, devient sa vérité : il ne dépend plus entièrement du seigneur pour sa survie.
Ainsi, le serf devient artisan et se libère du pouvoir du seigneur. Cependant, il ne devient pas pour autant seigneur, sauf pour les cas, rares, de promotion politique. Il devient autre, il devient lui-même ; et le rapport dissymétrique de cette dialectique ne se résout pas, à ce qu’il semble, dans l’inversion simple des positions hiérarchiques. Si le seigneur devient dépendant de ses serfs, c’est parce qu’il est dépendant du pouvoir économique qui vient en surplomb, dépendant de ce qu’ils produisent, parce qu’il prélève une part de cette production. Il ne produit plus lui-même et devient donc entièrement dépendant du servage. Cette dépendance ne fait pas pour autant de lui un serf, mais elle amorce une transformation profonde de l’activité économique et une sortie progressive du monde féodal (avec la baisse du rendement économique des taxes foncières, le seigneur devra trouver d’autres sources de gain pécuniaire : augmentation du nombre des impôts ; taxation de l’économie marchande en plein essor).
Les rapports du seigneur et du serf peuvent être mis en parallèle avec ceux du patron et de l’employé. Rapports hiérarchiques stricts, fondés sur le chantage à la survie économique du subalterne. Ce dernier se soumet, mu par la peur de ne pas parvenir à subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. Nul doute que s’il trouvait à s’émanciper comme le serf a pu y parvenir, cela amorcerait une sortie du rapport de soumission à l’employeur, premier indice d’une sortie, qui ne peut qu’être longue et difficile, du capitalisme. Cette émancipation ne peut qu’avoir deux aspects simultanés : affirmation économique et politique propres à celui qui sort de l’état de subordination.
Le mouvement se poursuit après l’émancipation
Le laboureur libéré de la servitude forme, avec ses pairs, le hameau (association de plusieurs exploitations agricoles libres), puis le bourg. Le serf affranchi a deux choix : soit il reste dans le monde rural, comme paysan ou artisan ; soit il se rend à la ville. L’artisan qui est sorti du travail de la terre (partiellement d’abord, puis à plein temps) devient forgeron ou charpentier, menuisier ou tanneur. Il peut exercer au bourg et dans ce cas, il profite à et de l’économie du bourg qui se développe hors du contrôle du seigneur, dans un processus communal. Il peut également quitter le milieu rural pour se rendre à la ville. Dans le milieu urbain, s’il n’est pas un artisan suffisamment doué, il ne pourra pas rentrer dans les communautés de métier en train de se constituer : il restera à la marge, constituant la plèbe, masse indistincte de miséreux. Ceux-là ont échoué à intégrer la ville et ne peuvent généralement plus retourner à la ferme. Ils forment une couche sociale de marginaux pauvres qui sont des prolétaires (l’ouvrier, ici, artisan, n’est pas un prolétaire : il n’a pas (encore) perdu de savoir-faire). Cette masse de refoulés par la ville sera cantonnée aux faubourgs et ils peuvent être comparés aux miséreux qui vivaient dans la ceinture parisienne constituée par le glacis défensif de la ville. Ce glacis sera la ceinture de bidonvilles de Paris, qui seront démantelés lors de la construction du périphérique. Cette plèbe est :
« l’étymologie des « classes dangereuses ». »10
C’est-à-dire, leur condition de possibilité.
« L’affranchi ne peut quitter son état. Mais alors que le servage le soumettait à une praxis qui épuisait sa vigueur, il est réduit à une vacuité, à une vacance, qui donne à la nature (au corps) un nouveau champ d’action (travail occasionnel, subalterne, saisonnier). »11
Le serf affranchi a ici totalement perdu le bénéfice de son opération émancipatrice et de son travail qui le rendait indispensable au seigneur. Il est redevenu simple force de travail, simple outil, à nouveau taillable et corvéable à merci, mais cette fois, par l’artisan et le bourgeois (ou l’évêque). Alors, bien sûr, il est libre, liberté politique acquise en payant le seigneur. Mais il n’a plus de liberté économique, liberté qui a été conservée par cet autre affranchi qui continue de travailler la terre ; mais également par l’affranchi qui a pu faire valoir son talent artisanal et rentrer dans une communauté de métier, ou est simplement resté au bourg. Le faubourg est le lieu d’une libération politique qui est une révolte contre le seigneur et contre le curé. Libération qui, poussée à sa limite miséreuse, conduit au brigandage. L’attitude subversive du révolté se construit dans les faubourgs de la ville. Les paysans qui viennent à la ville deviennent donc majoritairement des marginaux, qui en viennent à rejeter l’ordre politique qui les a repoussés dans les faubourgs, hors les murs, mais tout contre. Cet ancien paysan marginalisé est le prototype du laïc s’opposant au clerc (il est possible ici d’oser une analogie entre cette plèbe et une partie des populations des « cités », marginalisées et se révoltant contre le système politico-économique qui les maintient dans leur misère : leur révolte est analogue à celle du laïc refusant de continuer à se soumettre au clerc, à l’époque féodale).
Celui qui a réussi à intégrer une communauté de métier, ou celui qui est resté au bourg en tant qu’artisan, a un sort autrement plus enviable. Le second va s’enrichir progressivement en vendant ses production ou ses services. Bientôt se créera un nouveau métier : marchand. Le marchand ne travaille plus la terre, ni la chose, il achète ce que produisent les paysans et les artisans pour aller le revendre sur un marché dont l’éloignement est variable. Sa fortune est assurée et il deviendra tendanciellement plus riche que le seigneur avec l’essor du grand commerce, celui qui se fait à l’international, pour des épices ou des animaux exotiques. Ce marchand fera partie des plus riches familles du royaume : il s’agit de la haute bourgeoisies en devenir.
A la ville, l’artisan n’est pas sur la voie d’un enrichissement aussi important. Toutefois, s’il travaille bien, il deviendra maître (les rapports maître / apprenti imitent les rapports seigneur / serf, avec comme principale différence que le maître n’a pas droit de vie et de mort sur son apprenti). Le maître, sans remplacer le seigneur, parvient à une position de reconnaissance sociale : il est maître artisan. Et ce maître-là, s’il est habile, deviendra petit bourgeois dans la cité qui l’aura enrichi. Cependant, c’est bien le marchand qui devient le socle des moyenne et grande bourgeoisie et non l’artisan.
Ainsi, le serf émancipé ne remplace pas le seigneur et le seigneur ne remplace pas le serf. Leurs places ne sont nullement interverties. Le seigneur ne retourne plus au travail de la terre une fois qu’il s’en est affranchi par la location de la réserve. De plus, affirmer que le serf s’émancipe en devenant artisan, puis bourgeois, est bien moins soutenable qu’on peut le penser. Seules quelques familles d’anciens serfs deviennent bourgeoises, les marchands qui ont réussi et certains artisans qui deviennent maîtres des communautés de métiers. Les plus riches des premiers constitueront la noblesse de robe, alors que la majorité des artisans deviendront ouvriers dans les fabriques (ce qui sera le début de leur prolétarisation). Malgré la possibilité laissée au maître artisan de s’élever, la petite bourgeoisie sera majoritairement constituée par les lettrés et juristes (petite noblesse de robe). Elle est principalement issue, comme toute la classe bourgeoise, de la vénalité des charges (édit de la paulette). Les lettrés et juristes sont favorisés parce qu’ils savent lire et connaissent les lois, dans un monde majoritairement analphabète et rural. Ils représentent le cogito cartésien et leur être est exclusion de la praxis en tant que travail manuel (en cela ils reproduisent le geste du seigneur concernant le travail de force ou l’agriculture, car le travail de l’écrivain publique ou du comptable est incontestablement en partie manuel ; et inversement, celui du paysan est en partie intellectuel : les savoirs ruraux sont nombreux et efficaces). Sur cette réalité, se construira le débat moderne entre rationalisme (Descartes) et empirisme (Locke) ; Rousseau apportant à Kant la division entre le domaine de la liberté et le domaine de la morale.
Il faut donc probablement limiter la dialectique hégélienne du maître et du serviteur au processus d’émancipation du serviteur qui se forme et se cultive (Bildung), qui s’instruit et parvient ainsi à quitter sa condition de subalterne inculte (et ce faisant, manque au maître qui dépend de lui et devra lui trouver un remplaçant). Il est voué aux tâches les plus basses : main d’œuvre réputée sans qualification étant tenue de faire don d’une part de sa force de travail (fausse réputation, puisque le travail du laboureur demande une qualification bien réelle). Le serviteur est alors, dans la plupart des cas, voué à quitter sa condition d’exploité, pour devenir artisan de sa propre existence laïque (acception courante dans laquelle le rapport laïque au monde clérical prend la forme du rejet : laïcisme, anticléricalisme). Ce ne semble être que sur le plan du désir (abordé dans les pages précédent la dialectique) que l’on peut pleinement faire fonctionner le raisonnement de Hegel. En effet, dans le jeu du désir et de la jalousie, les places peuvent s’intervertir et les émotions se renverser. Cependant, cela reste une description psychologique. Il semble dès lors fautif de vouloir appliquer la dialectique telle que Hegel la pense aux rapports de la classe ouvrière et de la bourgeoisie, comme le marxisme a pu le dire : l’idée du renversement des rapports de classe. Ces rapports-là ne s’inversent pas, ils suivent une trajectoire similaire à celle des rapports du seigneur et du serf à l’époque féodale.
1 Karl Marx, deuxième des Thèses sur Feuerbach, in Œuvres III, Philosophie, Paris, Gallimard, 1982, p 1030.
2 G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier - Montaigne, 1941, p 161 (traduction Jean Hyppolite).
3 Ibid., p 164.
4 Ibid., p 163.
5 Ibid.
6 Michel Clouscard, L’être et le code : le procès de production d’un ensemble précapitaliste, Paris, l’Harmattan, 2003, p 91.
7 Ibid., p 92.
8 G. W. F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit, Op. Cit., p 166.
9 Ibid.
10 Michel Clouscard, L’être et le code, Op., Cit., p 147.
11 Ibid.